Table numéro 12 (suiiiite)
Par Jean-Philippe le 24 June 2010
dans Apprenti philosophe, Changer les règles, Des histoires
Cet article est la cinquième partie d’une histoire qui a commencé ici.
La dame se lève.
La jeune fille et toi, vous faites de même, encore ébahis par ce à quoi vous venez d’assister. Tu te demandes presque si tu n’as pas rêvé et tu vérifies que l’écureuil est bien réel la-haut, sur sa branche.
Vous mettez vos barquettes, ces barquettes qui maintenant te “brûlent” un peu les doigts, dans des sacs et vous marchez lentement vers la sortie du parc.
Le soleil est encore chaud mais la petite brise est toujours présente, rafraichissante.
Une fois arrivée au bord de la route, la dame s’arrête et se tourne vers vous. “J’ai eu beaucoup de plaisir à déjeuner aujourd’hui.” Elle te regarde. “Et merci à vous de m’avoir fait découvrir de nouvelles petites friandises.”
Tu rougis un peu.
“Non, c’est moi qui vous remercie, vous m’avez fait comprendre beaucoup de… de…”
Pendant que vous parlez, la jeune fille, tout en vous écoutant, dénoue ses cheveux, penchant légèrement la tête sur le côté et passe doucement les doigts dedans pour les démêler.
“…beaucoup de choses.”
Ces cheveux sont vraiment magnifiques.
Elle prend la parole. Sa voix est plus douce, moins incisive qu’avant. “Je voulais vous demander. Comment se fait-il que cet écureuil soit là, encore vivant ? Si effectivement vous le connaissez depuis des années et s’il passe son temps à chiper dans les barquettes, il n’aurait pas dû survivre aux hivers.”
La dame hoche la tête. “Vous avez raison. Il n’aurait pas dû. Surtout que les écureuils n’hibernent pas.”
Elle inspire un bon coup.
“Mais voilà, je me sens un coupable de le voir ainsi piocher dans mon déjeuner, alors, chaque hiver, je viens ici une fois par semaine. Souvent, il y a de la neige. Je nettoie un coin de la table où nous étions assis, pour y déposer des noisettes. Lorsque je reviens, sept jours plus tard, il n’en reste plus une seule.”
La jeune fille sourit. “C’est vraiment gentil à vous de faire ça.”
“C’est un peu ma responsabilité. Je vous l’ai dit, je pense que nous sommes interdépendants,” répond la dame en la regardant d’un air complice.
Elles rient toutes les deux.
Tu les observes et tu te dis que tu aurais bien aimé faire durer ce moment plus longtemps. Pourquoi retourner en ville ? Pourquoi ne pas rester ici tranquille, loin de tout stress ?
“Parfois vous n’avez pas envie de tout envoyer balader ?”, tu lui demandes, “le parc et ses environs me paraissent bien plus sereins que la ville.”
“Oui, ça m’arrive. Mais j’aime aussi mes responsabilités. Nous ne pouvons d’ailleurs les refuser. Elles sont notre force, ce qui nous permet de rester liés avec les autres et d’avancer.”
Tu hoches la tête, pas convaincu.
La dame reprend. “Dans la nature, vous trouvez des exemples d’interdépendance partout. Je vous passerai celui de la pollinisation des fleurs mais je voudrais juste vous citer celui du phacochère.”
A ces mots, tu jettes un coup d’œil suspicieux autour de toi. Après les écureuils, on ne sait jamais. Ta réaction fait sourire la dame.
“Les phacochères vivent en Afrique. Ce sont des animaux particulièrement courageux, surtout lorsqu’il s’agit de défendre leurs petits. Ils ressemblent au sanglier mais en plus impressionnant je trouve. Surtout avec leurs très longues canines qui leur servent à creuser le sol.”
“Pour chercher des noisettes ?”, tu ajoutes, un brin moqueur.
Personne ne relève. Tu rentres un peu la tête dans les épaules.
La dame poursuit. “Ils sont intéressants parce qu’ils constituent le seul exemple de collaboration voulu entre mammifères. Lorsqu’ils veulent se débarrasser de leurs tics qui les démangent, ils font appel à un autre animal, la mangouste rayée, qui se fait un plaisir de les nettoyer, parce que ces-dernières y trouvent là un met facile à attraper et très nutritif.”
La jeune fille hoche de la tête. “C’est un peu comme ces oiseaux qui sont juchés sur le dos des gros mammifères d’Afrique.”
“Exactement, il y a même des histoires sur un autre petit oiseau, le pluvian d’Égypte qui nettoierait les dents des crocodiles mais cela n’a pu être prouvé.”
Tu ne dis rien. Même si tu penses encore avoir une bonne blague. Tu écoutes.
La dame reprend. “Si les animaux peuvent avoir ce genre d’attitude, pourquoi pas nous ? Nous sommes plus efficaces en collaborant qu’en étant séparés par des barrières rigides et artificielles. Dans votre vie, vous obtiendrez plus de succès en faisant appel aux autres. Si tout le monde s’unissait, se levait et quittait le grand restaurant, il n’y aurait plus de table numéro 12.”
La jeune fille triture le bout de ses longs cheveux. “Pour faire quoi, à la place ?”
“C’est à vous de trouver. Pour moi, cela n’est pas apparu dès que j’ai quitté le grand restaurant. J’ai expérimenté dans différent domaines avant de découvrir quelque chose qui me plaisait vraiment.”
Tu soupires. “Donc on n’est pas près d’avoir la sécurité ?”
“Quelle sécurité vous voulez ? Un emploi ennuyeux pendant 40 ans, c’est vraiment cela que vous désirez ?”
Tu secoues la tête. “Non pas vraiment.”
La dame écarte un peu les bras. “Le seul moyen de trouver quelque chose d’intéressant à faire, c’est d’expérimenter. Je vous l’ai dit tout à l’heure, vous avez un potentiel insoupçonné en vous. On vous fait croire le contraire, on vous fait peur mais, crises économiques ou pas, votre énergie est toujours présente et c’est votre meilleure sésame !”
Elle parle un peu plus fort.
“Alors tentez ! Faites des erreurs, recommencez, découvrez de nouveaux savoir-faire, apprenez des autres, écoutez votre intuition, vivez vos moments de découragement à fond, analysez-les, comprenez qu’ils ne sont que passagers et repartez de plus belle pour finalement, un jour, découvrir quelque chose qui vous plaise vraiment – peut-être pas pour toujours mais assez longtemps pour vous construire.”
Ses yeux brillent. Elle est presque transfigurée, rajeunie. Finalement, elle laisse retomber ses bras en riant. “Vous voyez, je crois en vous, plus que vous-même !”
Vous riez avec elle. Elle est rassurante.
Ton regard croise celui de jeune fille. Ses cheveux glissent sur les épaules de son tailleur. Tu te sens soudainement très fort. Prêt à conquérir le monde. Prêt à ramasser des tas de noisettes. Prêt à aller jouer avec les phacochères et les mangoustes rayées. Prêt à lui parler.
La dame aux cheveux blancs consulte sa montre. “Je vais vous laisser. Merci encore pour votre excellente compagnie et à bientôt, ici-même.”
Vous avez à peine le temps de la saluer que déjà elle s’éloigne sur cette petite route, retournant à la ville.
Vous la regardez marcher pendant quelques instants, avant que sa silhouette ne disparaisse dans un tournant.
La jeune fille se tourne vers toi, souriante. “On expérimente ?”
Tu approuves de la tête et, à votre tour, vous prenez le chemin du retour.
“On pourra se revoir ?” tu lui demandes, tout en marchant.
“Bien sûr. Vous connaissez des bons plans ?”
“Oui, en venant ici, j’ai croisé des petits restos sympas… Demain, ça vous dit ?”
“D’accord, mais évitez de réserver leur table numéro 12 !”
Vous riez tous les deux, en pensant à tous les bons menus, à tous les bons moments, à toutes les aventures qui vous attendent…
Voilà cher étudiant, ma longue lettre s’achève ici.
Toi qui va donc entrer dans la vie active voilà l’histoire qui pourrait t’arriver. Je l’ai vue. Je l’ai sentie. En l’écrivant, j’ai voulu la partager avec toi.
Pourquoi ? Parce que moi aussi, je suis passé par là, parce que moi aussi je me suis assis à la table numéro 12, mais à la différence de ce que j’ai vu pour toi, je me suis accroché à elle pendant des années avant, moi aussi, de m’échapper.
Alors n’oublie pas, un jour, bientôt, plus tôt que tu ne le penses, tu te retrouveras toi aussi devant “la 12”. Tu ne pourras pas manquer ce moment car tu le devineras, instinctivement. Tu sentiras au loin les grandes portes du restaurant se refermer lentement sur toi.
Repense alors à tous ces possibles que j’ai vus et qui existent réellement dans un futur qui ne dépend que de toi. La vie est une suite de possibilités qui s’effacent selon nos choix.
Prend ton temps. Ne te précipite pas sur la carte avec ses menus fades qu’on te pousse sous le nez.
Lève les yeux.
Regarde la grande porte et au-delà.
Derrière, il y a un tas de noisettes et des cheveux aux reflets roux qui n’attendent que toi.
(Photo : bizmac)
Merci pour cette belle histoire. Plus encourageante que jamais pour ceux qui, assis à la table 12, n’ont qu’une envie : partir et vivre !
J’ajouterais quelques petites choses qui me semblent importantes pour toutes personnes atablées à la table 12 :
– Un temps est nécessaire entre le moment où nous nous rendons compte que le repas est mauvais et le moment ou nous décidons de quitter l’établissement.
– Il peut-être utile d’avoir fait des provisions en quittant la table 12, on peut difficilement savoir quant on retrouvera un autre restaurant.
La lecture de ce billet me rappelle également une histoire personnelle dont je ne peux m’empêcher de vous parler ici :
Il y a plus d’un an, j’ai participé à une formation de mon entreprise sur la gestion du temps (on ne se refait pas). Pendant les 2 jours de cette formation, j’ai découvert essentiellement des chefs de projets de 10 à 20 ans mes ainés. Me voilà donc confronté à ce qui pourrait être mon avenir pro.
Au fur et à mesure de la formation, les écoutant parler, je me disais « Non, pas pour moi. Je ne veux pas me retrouver à leur place dans 10 ans. Je ne veux pas de cette vie là ».
Sans juger, condamner ou critiquer, je savais juste une chose : ce n’est pas pour moi !
Malgré tout, il aura fallu du temps pour que l’idée mûrisse et surtout pour savoir vers quel restaurant me diriger (d’autant que j’ai pu en tester d’autres bien avant, du coup, je sais ce que je ne veux pas).
Tout ça pour dire, qu’un temps d’incubation est nécessaire à toutes choses.
Pour ma part il aura fallu bien un an de réfléctions et maintenant une année supplémentaire (au minimum) pour rendre mon rêve réalité.
Allez hop, au boulot mon petit Nicolas 😀
Merci beaucoup Nicolas pour ce commentaire !
J’apprécie aussi tous les conseils que tu ajoutes et qui constitueront une belle récompense pour tous ceux et toutes celles qui auront lu les 5 parties. 😉
Ton anecdote est parlante du fait que de voir des exemples qui donnent comme un petit coup de fouet. On ne sait pas toujours ce que l’on veut mais au moins, on sait ce que l’on ne veut pas. 🙂
Très jolie série ! 🙂
Il se trouve que pour ma part, j’ai clairement refusé la table n°12… et j’ai expérimenté pas mal de choses depuis… mais voilà que 10 ans après, je suis pleine de doutes et je commence à me demander si je n’aurais pas dû accepter un tout petit peu plus de “vivre comme tout le monde”…
Il se pourrait bien que je me sois trompée de liberté justement, que je l’aie conçue de manière trop indépendante.
Quoiqu’il en soit, ton histoire me fait réfléchir, et me ramène quelques années en arrière, quand j’ai fui le restaurant, et me rappelle pourquoi j’ai fait tels choix.
Finalement je ne regrette pas, mais rester à la table 12 quelques temps peut aussi donner des armes pour mieux se libérer après.
Merci beaucoup Boréale de partager avec nous ton expérience de la table 12 ! La grande question est de savoir combien de temps il faut y rester. Je crois que ça dépend de chacun, de son caractère et que certains entrainés par le rythme de ce grand restaurant en oublieraient qu’il y a une grande porte que l’on peut franchir à tout moment. 😉
Merci pour l’histoire , trés belle histoire avec un message clair, j’ai aussi apprécié votre façon de voir les choses, je remarque toujours dans vos articles que vous utilisez de très belles images pour exprimer vos idées, je pense que vous avez le talent d’un vrai écrivain, je sais pas pourquoi en plus j’ai l’impression que cette histoire peut s’adresser à plusieurs catégories de la société , surtout quand vous parlez de la liberté , je sais pas peut etre j’essaye trop d’expliquer , peut etre aussi que l’étudiant est le membre essentiel de la société moderne , l’étudiant n’est pas seulement celui qui étudie à l’université c’est aussi celui qui étudie à l’école de la vie , etre étudiant n’est que le début …..la table n°12 , je pense que tt le monde veut la quitter , ceux qui la quittent ont toujours peur des nouveaux plats qui les attendent , et ceux qui ne l’ont pas quitté encore se préparent pour la quitter après avoir marre , moi je l’ai quitté mais je me pose toujours la question , qui me dit que les plats de la nouvelle table me plairont , mais je commence à comprendre que c’est la vie un jour un bon plat un autre jour un plat dégoutant , c’est peut etre ça qui donne le gout de la vie:) !
J’ai aussi lu votre autre conte étrange école , je le trouve aussi très bon conte , je pense surtout que très utile pour les enfants , qui ne doivent pas avoir peur de l’échec ou croire que c’est la fin du monde , au contraire on a besoin d’échouer pour savoir comment bien réussir et se réaliser !
Voilà c’est mon point de vue , bon mes commentaires sont un peu en retard:)!
Bonne continuation.
Merci beaucoup Hend !
C’est très intéressant pour moi de lire votre analyse sur la table numéro 12. Vous allez bien plus loin que mon idée de départ et je trouve que vous enrichissez la métaphore de belle façon. Merci. 🙂
Quelle histoire !
Magnifique..
Je prie pour ne pas me retrouver à la table n°12 ( Physiquement aussi, un fou rire pour rien et je risque de passer pour un fou 😉 )