La femme sans peur (9)

Par le 29 June 2012
dans Des histoires

Ligne de vie obscure

Cet article est la suite d’une histoire commencée ici.

L’air glisse dans ses narines.

Elle le sent descendre en elle et pénétrer au plus profond de ses poumons, pleins de vie.

Elle est surprise de constater qu’à l’inverse de ce à quoi elle est habituée, ils ne se bloquent pas, au contraire ils aspirent presque goulûment cet oxygène bienfaisant.

Cela fait combien d’années qu’elle n’a pas respiré de cette façon ?

L’effet est saisissant par rapport aux courtes inspirations auxquelles elle s’était habituée depuis trop longtemps. Comme des halètements perpétuels. Comme si elle n’avait fait que survivre.

Elle redresse la tête.

Les pilules !

Il me les faut, se dit-elle en repartant d’un pas décidé vers sa chambre.

Tout en marchant, elle remarque une porte, dissimulée dans un coin plus sombre du couloir. Elle fronce les sourcils et s’en approche. Elle tourne la poignée. La porte s’ouvre sur des marches éclairées par une lumière crue.

Trinity comprend que ce n’est que l’escalier de service. Elle hésite et puis, encore une fois poussée par son intuition, elle entre et commence à monter. Chaque marche résonne sous ses pas. L’odeur de poussière est forte, bien que l’escalier soit propre.

Elle arrive à l’étage supérieur et ouvre la porte. Elle jette un œil à droite puis à gauche mais rien, personne. Elle entend des voix. Elle va pour refermer et redescendre lorsqu’elle se rend compte que ces voix ne parlent pas en anglais, mais en espagnol.

D’un coup, elle s’engouffre dans le couloir et marche rapidement vers les voix. Il y a une petite chance pour qu’elles soient celles d’employées de l’hôtel. Comme partout aux États-Unis, de nombreux jobs dans les services hôteliers sont tenus par des Latinos.

Elle tourne au coin du couloir et là-bas  tout au bout, elle aperçoit deux femmes de ménages poussant leurs chariots remplis de matériel de nettoyage. L’une d’elle presse le bouton pour appeler l’ascenseur.

Trinity se met à courir de plus en plus vite vers elles. Pour la première fois de sa vie, elle regrette de ne pas avoir étudié l’espagnol au lycée. Comment dit-on, attendez, en espagnol ?

Les deux femmes poussent leurs chariots dans l’ascenseur qui vient de s’ouvrir.

“Attendez-moi !” crie enfin la jeune femme en anglais.

Mais entre leurs papotages et la musique d’ambiance de l’ascenseur, les deux employées ne l’entendent pas. L’une d’elles appuie sur le bouton pour refermer les portes.

Trinity se lance dans un sprint pour essayer d’empêcher les portes de se refermer.

Elle arrive un rien trop tard et se cogne contre les portes fermées.

Elle pousse un juron et donne une grande frappe du plat de la main sur l’ascenseur. Mais elle se reprend vite. Elle recule un peu et regarde au-dessus de la porte de l’ascenseur où les deux femmes s’arrêtent.

2GF. Deuxième sous-sol !

Trinity est déjà repartie en trombe vers l’escalier de service.

Elle manque plusieurs fois de tomber dans les marches aux bruits métalliques mais se rattrape pour finalement pousser la porte sur laquelle est inscrit “2GF”.

Et là, elle s’arrête net.

Elle s’attendait à retrouver un couloir identique à ceux des étages supérieurs mais non, ici il est sans moquette, juste peint en gris et très sombre, avec des tas de tuyaux qui courent au plafond.

Surprise, Trinity s’engage prudemment dans ce long corridor.

Elle entend des voix, tout au bout. Elle se dirige vers elles en accélérant le pas.

Mes pilules ! se dit-elle encore.

Elle comprend qu’elle se trouve à l’étage de service, celui des employés et des casiers individuels. Celui où l’on stocke les milliers de serviettes et autres équipements qui viendront équiper les chambres, plus haut.

A nouveau, elle court vers les voix. Elle croise une ou deux personnes qui la dévisagent avec inquiétude, surprises de voir cette jeune femme qu’ils ne connaissent pas, courir dans leur couloir avec ce micro toujours près de sa bouche.

Comme un agent. Comme dans un film. Comme dans une illusion.

Elle aperçoit enfin les deux femmes qui continuent à bavarder et à rire derrière leurs chariots.

Malgré sa course, une pensée lui traverse l’esprit. Pourquoi les Latinos sont-ils toujours aussi souriants ? Pour la plupart, ils sont originaires des pays pauvres d’Amérique centrale, travaillent dur sur deux ou trois jobs par jour pour envoyer ensuite de l’argent à leur famille restée “au pays”. Et pourtant, ils sont souvent joyeux.

Pas comme sa mère qui a passé sa vie à la recherche de la perfection, qui a échoué et qui a tout reporté sur elle, sa fille. Sans un sourire. Ou alors oui, mais de circonstance.

Et si ma mère avait été plus joyeuse ? se demande Trinity, toujours en courant dans le couloir sombre. Elle a l’impression d’être dans un long tunnel nébuleux qui remonte le temps, comme la ligne d’une vie obscure.

Oui, et si ma mère avait été plus gentille, si elle m’avait élevé dans les jeux, si elle nous avait unies par une douce complicité, est-ce que j’aurais pu réussir comme ça ?

La peur en moins ?

En fait, pense-t-elle encore, j’aurais dû m’écrouler face à ses assauts de perfectionniste, j’aurais dû me recroqueviller pour me protéger, j’aurais dû me couper du monde et ne plus rien faire.

Maudite perfectionniste ! Elle devait le savoir pourtant que la perfection, on ne l’atteint jamais.

A bout de souffle, Trinity chasse ces pensées et rattrape enfin les deux petites femmes portant l’uniforme de l’hôtel, les cheveux attachés en chignon.

“Attendez !”

Elles s’arrêtent et se retournent. La surprise de voir cette jeune femme courir vers elles se lit sur leur visage marqué par les ans et les épreuves. Elles se regardent.

Trinity finit sa course devant elles, toute essoufflée.

“Excusez-moi…” parvient-elle à articuler avant de reprendre un peu d’air. “Est-ce que… est-ce que vous avez aussi fait le nettoyage des chambres du 4ème étage ?”

Les deux femmes, surprises par la question et un peu intimidées par le ton presque autoritaire de Trinity, se regardent encore une fois. La plus âgée des deux porte machinalement la main à son col avant de répondre dans un anglais accentué.

“Non madame, nous on s’occupe seulement du 5ème étage.”

Les épaules de Trinity s’affaissent d’un coup.

(A suivre)

Note très importante : J’ai un problème. “La femme sans peur” qui devait être une courte nouvelle d’une dizaine de chapitres, s’est développée en une histoire bien plus longue. Que faire ?… (Musique inquiétante en fond sonore)
Une donnée à prendre en compte c’est qu’à partir de la mi-juillet, je ferai ma pause habituelle d’un mois sur mon blog et en plus, j’ai encore un superbe article invité de Damien à vous proposer avant ma pause.
Alors, je vous laisse le choix. Soit je termine cette nouvelle avant les vacances, soit je vous la propose dans sa version longue et elle continuera fin août. Que préférez-vous ? Merci de voter ici. 🙂

PS : Pilules à gagner

 

 

(Photo : herbstkind)

Commentaires

33 commentaires pour “La femme sans peur (9)”
  1. J-Marc says:

    Excellent ce suspens à chaque épisode…. Je vais prendre une pillule en attendant la suite ….

    • Jean-Philippe says:

      Merci beaucoup Jean-Marc pour ton commentaire !… et après on s’étonnera qu’en France on consomme autant de comprimés. 😀

      PS : Tiens, j’en reprends un petit, histoire de ne pas te laisser seul…

  2. Soraya says:

    🙂 j’en veux des pilules!
    nan, mais tu comptes vraiement nous laisser comme ça? pas bien, hein… 😉

  3. Soraya says:

    en général, quand j’hésite entre deux options, je choisis les 2!

  4. Soraya says:

    et de 3: la version courte ici, la version longue en e-recueil de plusieurs nouvelles!

  5. Jean-Philippe says:

    Merci Soraya ! Tu m’as bien fait rire avec tes commentaires. 😀

    Par contre, ta troisième proposition est très intéressante… 8)

  6. olympe says:

    avant les vacances !!! ce suspens est insoutenable

  7. Amibe_R Nard says:

    Eh bien, tu as deux options possibles. Terminer cette histoire sur une finale pleine de résolutions, et/ou se dire que ce personnage est assez développé pour continuer sa route pendant un long moment.

    Ou alors, tu pourras le réutiliser dans d’autres nouvelles courtes, ou plus longues… comme Sherlock Holmes. Conan Doyle était feuilletoniste lui aussi 😉

    Perso, j’aime bien quand un personnage prend son envol.
    C’est bon signe pour le récit. 🙂

    Bien Amicalement
    l’Amibe_R Nard (qui te souhaite de bonnes vacances)

    • Jean-Philippe says:

      Merci beaucoup L’Amibe ! Je note tes propositions qui sont toutes vraiment intéressantes… Réponse, la semaine prochaine, 😉

  8. La version longue évidemment ! “Less is more” ne fonctionne pas forcément pour les histoires…

    • Jean-Philippe says:

      Merci beaucoup Christine pour ton commentaire ! C’est vrai que je cherche toujours à réduire mes histoires, à les rendre plus compactes afin de ne pas ennuyer mes lecteurs/lectrices. Alors, je garde précieusement ton opinion. 😉

  9. Soraya says:

    je dis qu’on est sur le web, donc le format court c’est mieux pour être lisible 🙂

  10. Bruno says:

    La suite, la suite 🙂

  11. Damien says:

    Super le petit message sur la bonne humeur “des petits” qui savent vivre heureux au passage.

    Quant au choix,… je te fait confiance. Tu portes ce personnage en toi et connais mieux que quiconque ta situation ! Fais au ressenti.

    … pauvre Trinity, quand même… pas de bol !

    • Jean-Philippe says:

      Merci Damien ! Mais heureusement pour Trinity, elle a Speedy, le Superman des gastéropodes. 😀

  12. NAd says:

    Quel choix cornélien !
    D’un coté, je suis impatiente de connaître la suite, comme le dit Soraya le format court est plus adapté au web, une attente trop longue risque de lasser/décourager des lecteurs.

    D’un autre coté, je déteste les fins “bâclée” où on sent que l’auteur a fini soit parce qu’il devait finir (soit parce qu’il avait fait son quota de mots, soit par ce qu’il était au bout du délai ou autre…).

    Conclusion, si ton histoire veut bien se laisser finir en version courte, je prends. Sinon, je préfère calmer mon impatience et attendre la rentrée pour avoir une histoire bien finie.
    Attention, je sais bien que tu ne vas pas “bâcler” une histoire exprès mais je pense que ça risque de se ressentir dans ta nouvelle si tu essayes à tout prix de finir une histoire qui ne l’est pas. C’est donc ton histoire qui va décider de son format, c’est donc à toi de l’écouter et de décider ce qui lui convient le mieux… Je sais, je ne t’aide pas beaucoup là 😉

    • Jean-Philippe says:

      Merci beaucoup NAd pour ton aide par tes longues explications !

      En fait, la version courte est pratiquement terminée. C’est en développant un des chapitres du milieu que, de façon anodine, Trinity m’a entrainé dans une direction très intéressante. Speedy m’a attrapé par l’autre main et au bout de quelques pages d’écriture, je me suis rendu compte que l’histoire courte était “mal barrée”. C’est un peu ce qui c’est aussi passé pour Les 9 étoiles du désert qui, d’une histoire en un article, s’est transformée en saga sur 3 époques. 🙂

      Il y a déjà une tendance nette dans les votes, donc réponse cette semaine. 8)

  13. HIba says:

    par un ton presque autoritaire comme celui de Trinity : FINI L’HISTOIRE
    😀
    je plaisante
    mais sincèrement je veux la suiiiiiite

  14. Jean-Pierre says:

    Je souhaite ardemment une version longue. essaie de la voir, regarde en toi ce que tu y mettrais. vagabonde. n’écris pas, pense seulement.

    et alors compare l’intérêt.

    mais pourquoi pas deux versions, surtout si tu trouves un truc pour justifier la VL après avoir sorti la VC. ça peut être aussi banal que smoking/no smoking, le tout est que ça soit logique et d’apparence naturelle à la lecture. ça demanderait un travail supplémentaire sur la version courte sans doute.

    • Merci Jean-Pierre ! Vous êtes maintenant plusieurs à me proposer de faire deux versions et j’avoue que ça me plait bien. Voyons si cela est “faisable”. 😉

  15. Naomie says:

    Encore un épisode captivant. Comme toutes les bonnes histoires, c’est vite difficile de leur trouver une fin qui satisfasse tout le monde. Je suis d’avis de la continuer, quitte à faire une pause. La raccourcir obligerait à en sacrifier des passages donc vaut mieux laisser le clavier s’exprimer.

    • Merci beaucoup Naomie pour ton opinion et tes conseils ! Maintenant, je peux le dire, les résultats du vote sont clairs et ils m’ont bien surpris. 🙂

  16. Robbe says:

    Il est vrai que nous avons quelques fois du mal à boucler une histoire. Soit parce-que nous nous attachons à l’histoire et au personnage, difficile de lui trouver une fin dramatique ou même heureuse. Trinity est lancée, il faut qu’elle trouve ses médocs protocolaires ou rares. moi, j’aime cette histoire, j’ai lu les deux notes, et suivrai l’histoire jusqu’à la page où vous textez la trouvaille des médocs, mais que vat-il arriver à Trinity ? J’ai l’impression que cette histoire est plus sombrement excitante que nous le pensons. Alors moi, j’attends la 3è note de la femme sans peur.

    • Merci beaucoup Robbe pour ta réponse ! Les deux notes ? J’ai écrit deux notes, moi ? J’ai juste celle qui est au-dessus de ces commentaires, non ? 🙂

  17. Samar says:

    à quand la suite ?
    c’est beau et bien emmené.
    Merci de ce partage

  18. Gretchen Brendel says:

    Vos romans sont captivants. Je ne peux pas m’arrêter de les lire. Je ne veux pas m’arrêter de les lire non plus. J’aimerais mieux une version longue. Prenez votre temps.

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