Le maitre d’Echizen
Par Jean-Philippe le 15 November 2010
dans Des histoires, Vous êtes bloqués?
Cet article constitue ma participation à cette rencontre amicale, “À la croisée des blogs” qui est un évènement inter-blog dédié au développement personnel. Il est publié mensuellement et chaque nouvelle édition traite d’un thème original. Ce mois-ci, c’est Julien, du blog WorldEmotions.net, qui en est l’organisateur et qui nous a proposé de plancher sur “Ces échecs qui nous font grandir“.
Qui a-t-il de plus essentiel dans la vie que de créer les modestes bols qui serviront à la cérémonie du thé ?
L’un des plus grands maitres potiers vivait sur la côte ouest du Japon dans l’ancienne province d’Echizen. Sa sagesse était grande. Son art ne l’était pas moins. Les petits bols qu’il créait avaient une réputation telle que l’empereur lui-même, pour sa propre cérémonie du thé, n’acceptait que des récipients créés par le maitre d’Echizen.
Mais, la réputation du sage potier allait bien plus loin. Devant la délicatesse de ses créations, il se chuchotait qu’il tenait son talent des dieux et qu’il pouvait réaliser des récipients représentant la parfaite harmonie entre les hommes et la nature. Il se murmurait même qu’il pouvait transmettre ce pouvoir par ses mains à quiconque serait digne de ce privilège.
Un jeune apprenti nommé Shippaï se dit que, lui aussi, un jour, il façonnerait les bols qui contiendraient le thé vert de l’empereur et de sa famille. Ambitieux, il calcula qu’en recevant directement le pouvoir des mains du maitre, il arriverait rapidement à son but. Ainsi, il fit le voyage jusqu’à Echizen, afin de rencontrer le sage potier.
Ce dernier le reçut très simplement dans son atelier situé sur le flanc d’une colline, proche de la mer. Il était en train de façonner une nouvelle pièce sur son tour. Derrière le maitre, un muret cachait en partie une vue magnifique sur la baie de Tsuruga.
Shippaï, après les formalités d’usage, exprima très directement sa requête :
“Maitre, comme vous, je voudrais devenir un grand potier que l’empereur respecte. On dit que vous pouvez transmettre votre infini savoir par vos mains. Que dois-je faire pour le recevoir ?”
Le maitre n’arrêta pas le tour sur lequel il travaillait et continua à modeler l’argile qui, sous ses doigts semblait prendre vie et se métamorphoser en un récipient aux lignes pures. Il ne leva même pas les yeux lorsqu’il répondit.
“Façonne 999 bols à thé pour moi et j’accomplirai ce que tu me demandes.”
Shippaï palit.
“999 bols ? Cela prendra une éternité !”
“Recevoir la perfection divine vaut bien 999 bols.”
Sans grand enthousiasme, Shippaï se mit au travail. L’argile d’Echizen était particulier, plus dense, moins malléable, difficile à dompter. Les mains de Shippaï n’y étaient pas accoutumées. Il détesta le premier bol qu’il créa.
Honteux, il l’apporta au vieux maitre qui le remercia avec simplicité. Son deuxième bol ne fut guère mieux. Ni le troisième. Amenant le cinquantième, Shippaï soupira.
“Jamais, jamais, je n’y arriverai,” protesta-t-il auprès du maitre.”Et si je n’en réalisais que 300 ? Cela suffirait non ? 300, 600 ou 900, c’est la même chose.”
Le sage ne lui répondit même pas.
Néanmoins, l’idée qu’il allait recevoir la connaissance divine était trop attirante. Cela redonna un peu de courage à Shippaï qui se remit au travail.
Sa centième production lui confirma que ses bols étaient toujours aussi peu élégants. Il en pleura presque de rage et de désespoir. Malgré tout, il continua d’amener chaque bol à son maitre, maintenant en baissant les yeux.
Alors qu’il façonnait son 250e bol, Shippaï nota que l’argile qu’il utilisait ce jour-là était d’une meilleure qualité que d’habitude, un peu plus souple, un peu plus malléable. Ses doigts glissaient avec bonheur sur cette terre aux senteurs de feuilles mortes . Il se dit qu’il retournerait sur le même lieu pour en récolter plus.
Ses bols eux, n’étaient pas vraiment meilleurs et en apportant le 300e, il laissa échapper un long soupir.
“Cela fait maintenant plus de deux ans que j’ai commencé. J’en ai assez de perdre mon temps à faire des bols sans valeur pour vous. Je veux arrêter.”
Le vieux maitre hocha la tête sans rien dire, continuant à travailler sur un bol qui paraissait prendre forme de lui-même sous la caresse de ses mains.
Évidemment, quelques jours plus tard, Shippaï revint le voir avec sa 301e production qu’il déclara pire que les autres.
Comme à son habitude, le maitre hocha la tête et prit respectueusement le bol des mains du jeune apprenti.
Les années passèrent.
Shippaï continua à confectionner ses bols, à les cuire dans son four et à les apporter, un à un, au maitre d’Echizen qui les accepta, toujours avec humilité.
Au fil du temps, Shippaï se rendit compte qu’à force de répéter les mêmes gestes, ses mains couraient maintenant toutes seules sur l’argile.
Il connaissait aussi la juste cadence à laquelle faire avancer son tour.
Il savait où trouver le meilleur argile de la région.
Pourtant, lorsqu’il atteignit sa 500e création, il la trouva loin d’être parfaite. Il la remit au maitre potier qui, toujours sans rien dire, l’accepta.
Ainsi, Shippaï, continua à fabriquer bol après bol jusqu’au jour où, finalement, les yeux brillants et le souffle court, il apporta avec beaucoup de précaution sa 999e version d’un bol pour la cérémonie du thé.
Le maitre d’Echizen prit le bol, le remercia et, d’un geste qui semblait naturel, le jeta par dessus son épaule. Sous les yeux effarés de l’apprenti, le bol vola au-dessus du muret et alla se fracasser au dehors dans un grand bruit de vaisselle cassée.
Stupéfait, Shippaï courut jusqu’au muret.
Et ce qu’il vit derrière, le paralysa.
Il y avait là sur la pente qui descendait vers la mer, un grand nombre de bols cassés. En y regardant de plus prêt, il se rendit compte que c’étaient ses bols, tous ses bols, les 999 qu’il s’était forcé à fabriquer qui étaient là, brisés et abandonnés aux caprices du temps.
Furieux, il interpella le sage.
“Comment avez-vous osé me faire travailler pendant toutes ces années sur tous ces bols, pour les jeter dès que j’avais le dos tourné ?”
Le vieux maitre continua à travailler, penché sur son tour.
“A chaque fois, tu m’as dit toi-même que tu n’aimais pas le résultat. Pourquoi l’aurais-je gardé ? Pourquoi aurais-je conservé dans ma maison, 999 échecs ?”
L’apprenti ne sut quoi répondre.
Mais soudain, son visage s’éclaira.
“Tout ceci est le passé ! Donnez-moi le savoir des dieux, que je puisse maintenant façonner les bols à thé les plus raffinés pour l’empereur.”
Le maitre arrêta son tour et lui fit signe d’approcher.
“Tends tes mains.”
Shippaï, maitrisant mal sa joie, avança les mains, paumes ouvertes vers le ciel.
Enfin, se dit-il. Je vais vivre ma transformation. Je vais ressentir dans mon cœur le souffle des dieux qui, à partir de ce moment, guidera mes gestes.
Le vieux maitre, de son index couvert d’argile toucha rapidement chaque paume de l’apprenti et relançant son tour, repris son travail sur le bol qu’il était en train de façonner.
Surpris et indigné, regardant ses paumes tachées d’argile, Shippaï ne put s’empêcher de protester.
“Mais, je n’ai rien senti ! C’est tout ?”
“La connaissance divine est en toi. Va et fabrique un nouveau bol.”
Shippaï, retourna dans son atelier, s’assit devant son tour et regarda ses mains. Finalement, il prit un bloc d’argile et ses mains commencèrent leur ballet.
Le lendemain, Shippaï arriva en courant dans l’atelier du maitre d’Echizen.
“La grâce des dieux est en moi ! Regardez la beauté de ce bol. Ses lignes sont parfaites !”
Le vieux maitre, leva les yeux de son tour.
“Est-ce vrai ?”
“Oui, voyez vous-même. Les dieux ont parlé par mes mains !”
Le vieux maitre prit l’objet et sans même le regarder l’envoya par dessus le muret.
“Mais!…”, s’écria Shippaï. “Vous êtes fou, vous insultez les dieux !”
Le vieux maitre sourit.
“Shippaï, la beauté de tout art vient, non pas de sa perfection, mais de la conviction qu’un jour nous l’atteindrons. A chaque fois que nous pensons la toucher, elle s’échappe, tel un papillon de lumière, nous donnant l’occasion d’avancer un peu plus sur le chemin de la sagesse.
Tout travail possède cette touche divine et toutes tes créations avaient leur propre beauté. J’ai eu un peu de peine à les jeter mais tant que tu ne les voyais pas pour ce qu’elles étaient, je ne pouvais faire autrement.”
Shippaï baissa la tête, essayant de comprendre les enseignements du maitre d’Echizen. Il la releva brusquement.
“Mais ce bol que je viens de vous remettre, je le trouvais beau moi. Pourquoi l’avoir également brisé ?”
Le maitre d’Echizen relança son tour.
“Car le voyage ne se termine jamais Shippaï. Il est un éternel recommencement.”
Il regarda ses mains et, avec un grand sourire, il les plongea dans l’argile.
“Qui a-t-il de plus essentiel dans la vie que de créer les modestes bols qui serviront à la cérémonie du thé ?”
(Photo : boblloydb)
C’est un plaisir maître de vous lire, chaques débuts avec vous est un étonnement dont les conclusions/morales sont subjuguantes
…
“La beauté de tout art vient, non pas de sa perfection, mais de la conviction qu’un jour nous l’atteindrons.”
(De qui est cette citation?)
Merci Crilo pour ce très généreux commentaire ! Je suis certain que quelqu’un l’a déjà dit, et de façon bien meilleure. 😉
Travailler pour soi et non pour la gloire, avoir le souci de faire de son mieux et remettre l’ouvrage sur le métier : merci pour cette leçon de modestie.
Et bien, je trouve que la conclusion est dure
Tu vois Jean-Philippe, j’ai lu cette histoire avec un coeur de mère
Si j’avais jeté le nième essai d’un de mes enfants, dans le but de lui apprendre que la voyage est un éternel recommencement, je crois que je l’aurais fondamentalement découragé…
Comme croire en soi, si on n’a pas un retour d’écoute bienveillant, donc encourageant de ceux qui nous aiment
Si je n’avais pas eu sur mon blog, des avis positifs sur ce que j’essaie de faire…j’aurais abandonné
Toi aussi Jean-Philippe, comme tout le monde tu as besoin et tu apprécies qu’on t’encourage dans ce que tu fais… non?
Donc voilà, j’ai trouvé ce texte très dur… j’avais envie de prendre Shippaï dans mes bras un bref instant, pour lui donner un peu de chaleur
@Florence Merci pour les compliments ! et merci aussi de nous donner un exemple de ce qu’est une vie minimaliste. 😉
@Coumarine Merci pour ton commentaire passionné ! Shippaï est jeune et a les dents longues, il veut brûler les étapes. Il essaie de négocier ce qui n’est pas négociable. Le maitre d’Echizen est dur parce qu’il est là pour lui ouvrir les yeux. Je ne pense pas que tes enfants eux, soient ambitieux à la façon de Shippaï. 😉
“C’est en forgeant qu’on devient forgeron” Mais ta version est plus joliment racontée 😉
Merci William pour le compliment ! et bonne continuation avec ton entreprise. 🙂
Belle histoire de ton pays d’adoption Jean-Philippe!
…que j’espère que tu visiteras un jour ! Merci pour le compliment. 😉
J’espere bien! Ce pays m’intrigue!
Histoire véritablement magnifique et très bien racontée, que demander de plus pour bien démarrer ma journée 🙂
Je t’avoue que je connaissais la fin avant de la lire mais j’ai été surpris par le fait qu’il jette la production que l’apprenti avait aimé.
Cependant c’est vrai, cette vie est un cercle vertueux, un éternel recommencement 🙂
Merci pour cette belle histoire Jean-Philippe-san
Mohamed Semeunacte
Merci pour cette belle histoire Jean-Philippe. En lisant, j’essayais d’anticiper la fin et je me suis trompé. Je m’attendais à ce que l’élève au bout du 999ème bol ait atteint le même niveau que le maître, mais finalement la chute est beaucoup plus subtile que cela. Merci encore.
@Mohamed Merci pour le commmentaire ! En effet, la vie est un éternel recommencement, tu en sais quelque chose aussi. 😉
@Olivier Merci pour les compliments ! Tu as raison, on le voit dans la diversité des réactions dans les commentaires. Il y avait plein de façons de terminer cette histoire. Et chacune est aussi valable que l’autre. Donc en fait, tu as vu les choses sous un angle différent. 🙂
Merci pour ce nouveau conte comme je les aime !
Les réactions sont très intéressantes, particulièrement celle de Coumarine, qui apporte une vision complémentaire en insistant sur l’importance d’être soutenu et encouragé. Mais l’intérêt du conte réside surtout dans sa morale et il ne faut pas prendre la méthode du maître d’Echizen au pied de la lettre !
Merci David pour ton commentaire ! Et oui, voilà encore une nouvelle vision de la méthode – un peu cassante ! – du maitre d’Echizen. Pour info, les Japonais sont très stricts sur la discipline, ils sont beaucoup moins diplomates que des Européens par exemple. Il y a même souvent une forme d’auto-flagellation qui m’a surprise lorsque je suis arrivé ici.
Avec le recul, je pense que j’ai été influencé par cette philosophie en écrivant ce conte. Je m’en aperçois maintenant. C’est peut-être ce qui a surpris Coumarine et d’autres lecteurs. Si j’avais situé les personnages dans une autre culture, je suis presque certain que la fin eut été différente. 🙂
Très belle histoire, même si les chiffres sont trop faibles pour des japonais. Lorsque j’étais au Japon, je me souviens d’avoir vu des apprentis faire une dizaine de fois le “même” bol en une demie-journée, donc j’en déduis que l’apprenti fait bien plus de 999 bols. ^^
Bravo pour cette fin subtile et humble qui me donne envie de me remettre au travail.
Merci beaucoup Sébastien pour ces précisions ! Alors oui finalement, cela ne fait pas beaucoup… et pourtant, jusqu’à maintenant, tout le monde avait pensé que 999, cela faisait beaucoup trop. 😉
Très belle histoire, joliment racontée. Et la conclusion est à l’avenant. Merci !
Merci beaucoup pour ton commentaire Grégory ! Je suis heureux que la conclusion te plaise bien que ce ne soit pas le cas de tous, et c’est très bien comme ça car cela nous a permis d’avoir un débat. 😉
Salut Jean-Philippe,
ET bien tu vois, en parcourant ton blog, je me sens comme Shippaï au début de son initiation. Toute novice que je suis devant un maître de l’action poétique et de l’imagination, avec 999 articles à écrire… Pour commencer !
Suite (3 ans après !) au commentaire de Coumarine, je trouve aussi que ce texte est dur. C’est l’apprentissage par la frustration, la déception et le mépris de l’autre. J’entends bien que la Création soit en chacun de nous et que seul le processus, le chemin est porteur d’amélioration sans ne jamais pouvoir atteindre la perfection. J’entends bien également que le chemin se fasse en soi par nos essais et notre sagesse en devenir. Les mots des autres ne s’intègrent pas aussi surement que lorsque l’on fait nous même nos expériences, l’apprentissage par l’action et la compréhension puis la révélation. Mais tout de même… Et je te trouve toujours si bienveillant dans tes commentaires et tes encouragements… Les mots des guides nous apportent un élan, une source d’énergie, une joie. Ne penses tu pas qu’apprendre dans la joie est essentiel ? Est-ce que la gentillesse, le plaisir et la stimulation ralentissent notre évolution ?
Peut-être en parles-tu dans un autre article, je vais chercher!
Je suis très heureuse d’avoir découvert ton blog.