La femme sans peur (16)

Par le 6 September 2012
dans Des histoires

Cet article est la suite de la saga de Trinity Silverman, commencée ici.

Derrière ses lunettes sans montures, l’homme cligne des yeux. Interdit. Soufflé. Abasourdi.

Le barman n’en est pas moins stupéfait mais, professionnel, il leur tourne le dos pour mieux observer la scène dans les reflets du grand miroir.

Trinity, pilules ou pas, est une chic fille. Elle sent l’embarras profond de son interlocuteur qui ose à peine la regarder.

“Pardon pour mon intrusion,” dit-elle en souriant gentiment, “je m’appelle Trinity.”

Elle lui tend la main par-dessus le siège vide qui les sépare.

“Je… je m’appelle Gianmarco,” lui répond l’homme dans un anglais accentué.
“Vous êtes en vacances ?”
“… non, je participe à un congrès.”

Trinity a un petit rire.

“Ici, c’est soit l’un, soit l’autre. On vient à Las Vegas soit pour perdre son argent, soit pour assister à une conférence… ou même souvent, les deux !” conclut-elle en souriant.

Il y a un petit temps de flottement entre eux. L’homme passe la main sur son front, indécis, puis semble se détendre et sourit un peu, découvrant des dents très blanches.

“C’est vrai… ce soir, j’ai voulu essayer les machines à sous et j’ai perdu 50 dollars…” dit-il.
“Et vous vous êtes arrêté ?”
“Bien sûr. Pourquoi continuer ?”
“Pour pouvoir vous rattraper…”
“Vous auriez fait ça vous ?” demande-t-il en réajustant ses lunettes.

Il la regarde de face pour la première fois. Trinity a un petit frisson. Il a quelque chose de réconfortant, de rassurant dans son visage. Ses traits sont plutôt carrés  avec une certaine douceur autour des yeux, qu’il a verts, foncés. Son regard est franc, encore un peu sur ses gardes face à cette inconnue qui l’a pratiquement agressé.

Finalement, il est réellement séduisant.

“Non, moi non plus, je n’aurais pas continué. La probabilité de pouvoir récupérer votre mise aurait diminué au fur et à mesure que vous auriez joué. Contrairement à ce que les gens pensent, plus vous insistez sur une machine à sous et moins vous avez de chance de toucher le jack-pot. Elle sont calibrées ainsi.”

Gianmarco lève les sourcils, surpris par cette tirade.

“Vous travaillez pour les casinos ?”
“Non,” répond-elle en souriant, “mais je m’y connais en chiffres et en hasard, je travaille dans le marché des devises, le forex.”
“Ah ? Je… je ne connais pas. C’est quoi le… forex ? C’est différent de la bourse ?”
“Oui, dans les marchés traditionnels vous placez votre argent en espérant qu’une valeur monte et fasse fructifier votre investissement. Dans le forex, vous pouvez miser dans les deux sens. Soit sur le gain d’une devise, soit sur sa chute. Vous pouvez gagner beaucoup d’argent.”

Le front de Gianmarco se plisse.

“Comment peut-on gagner de l’argent si la monnaie perd de la valeur ?”

Trinity ouvre la bouche pour lui répondre et puis regarde le siège vide, entre eux. Gianmarco, rougit encore.

“Oh pardon ! Je vous en prie,” dit-il en faisant un geste de la main.

La jeune femme s’assied, tout en faisant glisser son verre devant elle. Maintenant, ils sont très proches. Face à face. Trinity redevient pourtant, un instant, la professionnelle passionnée par le marché des devises.

“Je ne vais pas rentrer dans les détails mais pour faire simple, vous misez sur des paires de monnaies. Par exemple, le dollar contre l’euro. Si vous pensez que le dollar va perdre du terrain face à l’euro, vous placez votre argent sur cette chute. Si cela se produit, vous gagnez. Si au contraire, c’est le dollar qui reprend quelques centimes sur la monnaie européenne, c’est vous qui perdez de l’argent.”
“Ça parait simple, alors ?”

La jeune femme s’emballe un peu plus et se penche vers Gianmarco.

“Oui, c’est ce que tout le monde pense. En réalité, c’est très compliqué car le marché est extrêmement volatil. Certaines personnes font des fortunes mais, c’est sur le dos des autres 90% – les traders du dimanche – qui n’y connaissent rien et qui perdent leurs économies en essayant de jouer sur leur ordinateur. Le forex, c’est un jeu à somme nulle.”
“C’est à dire ?” répond-il.
“C’est à dire que pour que vous puissiez gagner de l’argent, il faut que quelqu’un, quelque part, en perde.”
“C’est cruel…”

Trinity, prise dans ses explications, n’a pas vu venir la remarque de Gianmarco. Elle se redresse lentement, comme si elle se réveillait d’une sorte de transe, clignant des yeux.

“Oui… vous avez raison mais… vous savez, les gens se lancent, pensant qu’ils vont faire fortune en quelques semaines, avec des pseudo stratégies que l’on trouve sur internet. Il faudrait qu’ils s’éduquent d’abord.”

Elle fait une pause et regarde son verre, mi-plein.

“C’est peut-être cruel mais c’est la vérité. De toute façon, la vie elle-même est comme ça. Tout comme le sont les relations entre humains. Une histoire d’amour par exemple, c’est aussi un jeu à somme nulle.”

Trinity regrette aussitôt ce qu’elle vient de dire mais, c’est trop tard. Gianmarco fronce déjà les sourcils.

“Que voulez-vous dire ?”
“Dans… dans un couple, il y a toujours une personne qui aime plus que l’autre et elle finit par en souffrir. L’amour n’est jamais égalitaire, à 50%.”

Pour se conforter dans son opinion, elle saisit son verre et boit une longue gorgée de bolli-stoli.

Gianmarco secoue la tête.

“Vous ne pouvez pas dire ça, parce que ce n’est pas vrai.”

Trinity repose son verre, ragaillardie.

“Et pourquoi ?”

C’est au tour de Gianmarco de s’emballer.

“En Italie, nous avons un dicton qui dit que nous faisons tout avec passion et amour. Nous respirons de cette façon, nous mangeons de cette façon, nous aimons de cette façon ! Chez nous, il n’ y a pas d’amour à 40, 50 ou 60 % ! Quand un homme et une femme s’aiment, ils le font avec passion… parfois, le temps d’une simple nuit. Mais cette rencontre restera pour toujours gravée secrètement dans leur mémoire, comme un trophée précieux qui leur rappellera, pour le restant de leur vie, que oui, cette nuit-là, ils ont été vivants, humains, heureux et qu’ils ont aimé à 100% !”

Il lève une main, touchant encore son front de ses doigts fins et élégants. Il ressemble à pianiste virtuose qui vient de terminer une sonate par un solo débridé, et qui s’apprête à se lever pour saluer la salle

A cet instant, Trinity a une immense envie de le croire et de l’applaudir. C’est comme un besoin primordial, intense, primaire. Elle aimerait même que ces doigts-là l’effleurent, la touchent, la guident, faisant jaillir en elle, des notes aux mélodies inconnues.

Malgré la pilule, elle ne peut s’empêcher de rougir. Elle détourne les yeux pour cacher cet émoi naissant. Ce doit être le bolli-stoli. Très vite, elle se ressaisit et ses yeux, retrouvant peu à peu leur espièglerie, reviennent sur Gianmarco.

“Dites, vous qui me parlez d’amour-passion et qui en savez beaucoup sur moi… vous faites quoi, vous ?”

Il lève les mains comme pour se protéger.

“C’est vous qui êtes venue vers moi,” dit-il en plaisantant.
“C’est vrai, donc vous pouvez garder votre vie secrète.”

Il boit un peu.

“Je travaille dans un laboratoire de physique au nord de l’Italie. Comme je vous l’ai dit, je suis ici pour un congrès international… et c’est très ennuyeux.”

Trinity éclate de rire.

“Au moins vous êtes honnête. C’est pour ça que vous venez ici, tard le soir, pour noyer votre ennui dans l’alcool ?”
“Exactement, sinon je ne pourrais pas survivre jusqu’à la fin de ces conférences interminables et obscures.”

Ils rient ensemble.

“Pour vous dire la vérité,” reprend Gianmarco, “je ne pouvais pas dormir et donc je suis venu ici presque par hasard.”

Il met la main sur son cœur.

“Je ne suis pas un pilier de bar, je vous assure,” ajoute-t-il avec un air sérieux, ce qui lui donne un air tout à fait innocent. Puis il sourit, content d’avoir osé un trait d’humour.

Trinity rit encore, elle aussi.

“Alors, qu’est-ce que vous devez penser de moi ?”
“Je vais penser que vous vous y accrochez.”
“A quoi ?” demande la jeune femme, surprise.
“Aux piliers.”

Elle repart dans un grand rire.

“Ma réputation est fichue,” ajoute-t-elle.
“Vous en aviez une auparavant ?”

Elle fronce les sourcils, joueuse.

“Dites donc vous…”

Gianmarco, rougissant, lève à nouveau ses mains fines en signe de paix.

“Pardon, je vais trop loin.”
“C’est vrai que je vous ai abordé…”
“Abordé ? Non, je dirais plutôt… agressé.”
“Ça suffit !”
“Vous voyez, vous continuez.”

Ils continuent à rire de bon cœur.

“Moi je vous voyais pianiste,” souffle Trinity.
“A cause de mes mains ?” répond le chercheur italien, en les posant à plat sur le comptoir. “C’est ce qu’on me dit souvent. Mais je joue quand même un peu. J’ai subi des années de gammes lorsque j’étais ado. Il faut bien que ça serve à quelque chose…”

Son regard se perd entre les bouteilles de whisky et de rhum.

“En fait,” reprend-il brusquement, “je suis venu dans ce bar parce qu’il fallait que je m’éclaircisse les idées. Je vais vous confier un petit secret : ces derniers temps, ma recherche  m’emmène sur des rivages très étonnants et j’ai du mal à garder les pieds dans la réalité…”

Il a dit ça avec un ton beaucoup plus sérieux qui contraste avec l’humour dont il avait fait preuve juste avant. Il fixe Trinity avec ses yeux verts profonds où elle découvre de l’angoisse.

“…et ça me fait peur.”

(A suivre)

(Photo : lukeamotion)

Commentaires

13 commentaires pour “La femme sans peur (16)”
  1. Amibe_R Nard says:

    Et hop, encore une accroche pleine de suspens.

    Tu es dur avec tes lecteurs ! 🙂
    l’Amibe_R Nard

    • Merci l’Amibe pour ton commentaire ! Non, j’essaie de les bichonner mes lecteurs/lectrices, et pour ça, rien ne vaut une petite accroche (italienne). 😀

  2. Céline says:

    Je continue d’attendre, de surveiller et de lire ces épisodes de cette histoire avec beaucoup de plaisir … Merci !

  3. nadia says:

    owoaw snif je confirme t dur ! la suite !!!!!!!!!!!!!!!!!!

    • *Rires*

      Nadia, fidèle de la première heure, je te remercie aussi énormément pour tes quelques mots qui me motivent à continuer. 🙂 (<-- Note : C'est quoi cette phrase qui ne veut rien dire ? L’émotion sans doute...)

  4. Florence says:

    Eh bien… Quelque chose me dit que nous ne sommes pas au bout de nos surprises et que Trinity va nous accompagner un sacré bout de chemin !
    Barman, pour moi, ce sera une bière. Blanche. À la cardamome 🙂

    Florence

    • Bon, merci Florence, je te laisse entre les bonnes mains du barman du Four Seasons, c’est un pro apparemment. 😉

      PS : Tu as raison, tu devrais aussi prendre un sandwich. 😀

  5. MarieBo says:

    Bonjour Jean-Philippe,

    Juste un petit mot en passant pour te dire que je suis cette histoire depuis le début. Quelle intrigue !

    En fait, je n’osais pas te le dire, mais je cherche les “pilules” en question à Montréal ! 😉

    Bon, mais comme il y a “pilules” sous roche et potentielle nouvelle flamme à l’horizon, je me croise les touches de clavier jusqu’à lundi prochain.

    • ROTFL !

      Merci beaucoup pour ton commentaire MarieBo qui m’a bien fait rire ! J’essaie d’imaginer le fait de se croiser les touches de clavier. 😉

  6. Anne-Françoise says:

    Va-elle vivre une nuit de passion avec ce bel italien ? Voire même beaucoup plus… Et apprendre que ses pilules sont en réalité un placebo ? Qu’elle a en elle les ressources nécessaires pour faire de sa vie ce qu’elle désire…

    Moi qui déteste mon travail et rêve de m’installer à mon compte, je rêve de découvrir avec Trinity l’expérience de l’absence de peur! Mais sans pilule, en ce qui me concerne! C’est pour cela que j’espère qu’il s’agit d’un placebo! Peut-être devrais-je essayer un bolli-stoli… En avez-vous donné la recette ?

    Je me réjouis de connaître la suite de cette histoire, à laquelle j’ai d’ailleurs repensé ce week-end en assistant à une conversation où il était question des relations avec un animal domestique. Je me demandais où j’avais lu une histoire passionnante et originale d’affection pour un escargot…

    • Wow ! Merci beaucoup Marie-Françoise pour tous ces compliments qui, très sincèrement, me touchent beaucoup. 🙂

      La seule chose que je puisse dire, c’est : patience ! Au rythme de Speedy, nous saurons bientôt ce qu’il en retourne pour Trinity et ses pilules. 😉

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