L’autorisation

Par le 29 March 2012
dans Des histoires

Le téléphone orange est à votre service ?

“Dossier numéro 284, porte 12 s’il vous plait,” crachote le haut-parleur.

La jeune femme se lève et sort de la salle d’attente bondée. Elle suit le long couloir sombre jusqu’à trouver la porte 12.

C’est l’heure de son rendez-vous.

Claire Richier s’arrête devant la porte, baisse les yeux, vérifie qu’elle est correctement vêtue – ni trop strict ni trop hors normes – et ferme les yeux. Ses talons lui font mal. Cinq secondes. Juste le temps de prendre une grande respiration pour essayer de calmer son cœur qui bat la chamade.

Il faut y aller. C’est le moment.

C’est peut-être le moment le plus important de sa vie.

Elle frappe.


Une voix étouffée lui dit d’entrer.

Le bureau est petit, un peu usé, anonyme. Les quelques meubles fonctionnels sont passés de mode. Seul un téléphone orange contraste avec les teintes fades. Un homme se lève derrière le bureau. La cinquantaine, lunettes, l’air plutôt sympa, avec un accent chantant.

“Bonjour mademoiselle Richier, asseyez-vous, je vous en prie. Je m’appelle Serge Davaut, je suis la personne qui a suivi votre demande d’autorisation, je suis un peu votre conseiller en quelque sorte.”

Elle le salue et s’installe sur le bout de son siège, en demandant silencieusement à son cœur de bien vouloir arrêter de danser la sarabande.

“Alors, j’ai bien revu votre dossier mademoiselle Richier et, je peux vous dire que vous l’avez bien préparé, bravo ! C’est assez rare que quelqu’un vienne nous voir avec quelque chose d’aussi bien ficelé que ça.”

Le cœur de Claire s’apaise.

“Donc votre idée serait d’ouvrir un café qui aurait la particularité d’accueillir des chats, beaucoup de chats… une quinzaine d’après vos indications ?”
“Oui, oui… c’est ça…” répond la jeune femme d’une petite voix. “C’est très populaire au Japon.”
“D’accord. Et les clients paieraient un forfait à l’heure – boisson inclue – pour passer du temps avec eux, les caresser, jouer avec, etc. Je lis vos mots : …le chat ayant un effet calmant sur les citadins qui vivent dans la solitude du béton… c’est une supposition ?”
“Non… pas du tout, je me base sur des recherches scientifiques dont je cite les sources en appendice.”

Il sourit.

“Bien ficelé ce dossier, que je disais, hein ?”

La jeune femme sourit aussi, un peu plus décontractée. Elle bouge légèrement afin de s’asseoir un peu plus en arrière sur sa chaise. Le conseiller continue à tourner les différentes pages de son dossier de demande.

“Vous avez fait les études de marché, vous avez le rapport de la commission sanitaire, une lettre avec les recommandations de la SPA…”

Il lève brusquement les yeux au-dessus de ses lunettes.

“Très bon ça la SPA, c’est très important de les avoir avec vous !”

Il se replonge dans le dossier en réajustant ses lunettes et continue à tourner les pages en se parlant à lui-même. Claire elle, se laisse glisser encore un peu plus arrière jusqu’à toucher le dossier. Plus à l’aise .

Le conseiller referme d’un coup brusque le dossier qui claque comme un fouet. La jeune femme sursaute et se retrouve à nouveau au bord de la chaise. Serge Davaut tire sur une enveloppe qui était collée sur le dessus du dossier et qu’il pose devant lui.

“Allez, voyons maintenant la décision finale qui a été prise pour votre… Neko… café, c’est bien ça le nom que vous voulez donner à votre établissement ?”
“Oui, neko ça veut dire chat en japonais.”
“Pas mal, pas mal,” dit-il, pensif, en se penchant en arrière sur son fauteuil qui craque un peu. Il fixe le plafond pendant quelques secondes, une main sur la bouche, comme en grande concentration. Puis il revient vers Claire avec un grand sourire.

“Moi, j’aurais bien vu : Chafé ! C’est pas mal non plus hein ? Ça jette Chafé, vous ne trouvez pas ?”
“Oui… oui, c’est joli aussi, merci beaucoup pour la suggestion. Un ami lui, avait pensé à Cafélin…”

Serge Davaut fronce les sourcils. Il soulève ses lunettes d’un main, se frotte les yeux de l’autre, s’arrête brusquement, et son visage s’éclaire.

“Ah oui ! Excusez-moi, je suis un peu lent. Très original Cafélin… ou alors Caféline… Line, comme Line Renaud !”

Il rit aux éclats.

“Bon allez, je ne veux pas vous faire perdre votre temps non plus…”
“Mais non, je vous assure que…”
“Ta, ta, ta, je sais ce que c’est, lorsque l’on veut se lancer, on est toujours impatient. Voyons…”

Il saisit l’enveloppe et la décachète rapidement. Il en sort une feuille imprimée avec plusieurs colonnes qu’il parcourt rapidement avant de regarder tout en bas.

“…et la réponse est… non.”

La épaules de Claire s’affaissent.

“Non ?”
“Non.”
“Comment ça non ? Mais vous m’avez dit que le dossier était parfait…”
“Et il l’est ! Je suis désolé mais ce n’est pas moi qui décide. La moyenne officielle est non à 97%, ce qui est sans appel pour vous. La décision est définitive. L’autorisation de démarrer votre entreprise vous est refusée.”

La voix de la jeune femme commence à trembler.

“Mais… mais… qui a dit non ?”

Le conseiller se replonge dans la liste.

“alors, en réponse négative, nous avons… vos parents déjà.”
“Ça ne m’étonne pas ! Il sont toujours contre moi.”
“Ensuite, il y a votre oncle et votre tante.”
“Ah bon ? Pourtant ils m’avaient dit que c’était une très bonne idée…”

Serge Davaut a un petit sourire.

“Vous savez, entre ce que les gens vous disent et ce qu’ils pensent réellement…”

Elle soupire.

“Qui d’autre ?
“Votre sœur ainée.”
“…j’en était sûre ! Elle a peur que je réussisse mieux qu’elle, c’est ça oui…”
“Votre petit-ami.”
“Quoi ?… Lui aussi ? Mais ce n’est pas possible, il m’a dit être à 100% derrière mes projets !”

Son conseiller a encore un petit sourire désolé.

“Peut-être qu’il a peur de vous perdre…”
“Mais non, il devrait être plutôt content que je m’épanouisse, vous ne croyez pas ?”
“Oui, mais ça risquerait de changer le rapport de force dans votre couple.”

La voix de Claire devient plus sèche.

“Qui encore ?”
“Alors… votre voisine de palier, votre boulanger, votre garagiste.”
“Mais, ils n’ont rien à voir là-dedans !”
“Vous leur en avez bien parlé de votre projet, non ?”
“Oui, mais vraiment, juste en passant…”
“Alors, eux aussi ont le droit de voter.”

La jeune femme se laisse aller en arrière, jusqu’à toucher le dossier, dépitée. Sa voix est plus faible.

“…et qui a dit oui ? Qui m’a soutenue ?”
“Hmm, voyons… la liste est courte. Il y a votre sœur cadette…”
“Elle est gentille mais… elle n’a que 12 ans !”
“Ce n’est pas grave, du moment que vous lui en avez parlé. Il y a aussi votre ancien professeur de mathématiques.”

Claire sourit un peu.

“C’est sympa de sa part. Surtout qu’il ne comprenait pas bien mon idée. Il croyait que c’était un refuge pour chats abandonnés que je voulais faire…”
“Et enfin, il y a Armand Jaquier.”
“Qui ça ?”
“Armand Jaquier. Ça doit être quelqu’un que vous n’avez rencontré qu’une seule fois.”

La jeune femme réfléchit un instant et puis, son visage s’éclaire.

“Ah oui,” dit-elle d’une voix plus douce. “Armand Jaquier, le musicien. Je l’avais rencontré à une soirée où nous étions allés. J’avais passé un long moment à lui parler de ce projet qu’il trouvait vraiment génial, y apportant ses propres idées. Mais en rentrant à l’appartement, mon copain m’avait fait toute une scène en me disant que j’avais passé plus de temps avec Armand qu’avec lui. Il m’avait demandé de ne plus le revoir.”
“Votre petit ami ? Celui qui a dit non ?”

Claire hoche la tête, pensive.

“Qu’est-ce que je vais faire ?…” murmure-t-elle. “Maintenant que je n’ai pas l’autorisation…”

Elle se ressaisit.

“L’autorisation de quoi d’ailleurs ?”

Serge Davaut lève les mains devant lui.

“Ce dossier est un simple avis consultatif, vous savez.”
“Mais alors pourquoi tout le monde suit ses recommandations ?”
“Parce que personne n’ose.”
“N’ose pas quoi ?”
“Passer outre l’avis général. Ou alors, arrêter de demander à tout le monde leur approbation. Ou encore, prendre une décision courageuse. C’est pour cela que le gouvernement a instauré ce système de sondage. Vous avez ainsi tous les avis, de tout le monde.”
“Et après ?”
“Après, c’est tout, chacun rentre chez soi pour vivre la vie que d’autres leur ont dicté par jalousie ou par peur. C’est presque toujours le non qui triomphe.”

Ils restent silencieux quelques instants.

“Voilà mademoiselle Richier, tenez, je vous remets le papier officiel. Ensuite, c’est à vous de prendre votre décision finale.”

Il arbore un petit sourire. Claire ne sait pas pourquoi mais lui au moins, il a l’air de se douter de quelque chose.

“Merci monsieur Davaut.”
“je vous en prie.”

Elle se lève, réajuste ses vêtements et sort rapidement, perdue dans ses pensées. Au moment où elle referme la porte, elle entend son conseiller lui lancer avec son accent : “Et bonjour à monsieur Jaquier !”

Seule dans le couloir sombre, elle s’arrête. Il a dû confondre avec son petit ami, pense-t-elle.

Dans son bureau, Serge Davaut réajuste ses lunettes et va pour reprendre un autre dossier lorsque soudain, il entend un grand “Yes !” de l’autre côté de la porte. Ce cri joyeux est suivi d’un grand bruit de papier que l’on déchire et de chaussures à talons qui courent et s’éloignent dans le couloir.

Le conseiller sourit, hoche la tête et, après avoir consulté le dossier qu’il a fini de tirer vers lui, attrape son téléphone orange.

“Dossier numéro 778, porte 12 s’il vous plait.”

Mise à jour – Quand la réalité rejoint la fiction : “Un couple ouvre le premier Nekocafé d’Autriche”, vu dans La Dépêche. Merci à Aesa pour l’info. 😉

(Photo : splorp)

Commentaires

12 commentaires pour “L’autorisation”
  1. Aude says:

    Excellentissime, quel suspens… Et alors, ça marche ce café-chat ? Et avec Armand, ça gaze ? hihihi
    Une autre, une autre, une autre !

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Aude ! Oui les Neko-cafés fonctionnent bien sur Tokyo ou dans les grandes zones urbaines japonaises. On a tous et toutes besoin de ce contact avec les animaux, de les toucher, de jouer avec. Il y a quelque chose de magique qui nous calme à leur contact. Sans doute un peu comme toi avec les chevaux. 😉

  3. Excellent ce billet! Les neko ont un pouvoir au Japon. Ils portent chance, et sont respectés. Ils font appel à eux dans les maisons de retraite nippones pour apporter un peu de réconfort aux pensionnaires solitaires.

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Julia ! Vive la ronronthérapie. 😉

  5. Alexis says:

    Wouah ! carrément génial !

    N°1 dans mon top des meilleurs articles de blog
    N°1 dans mon top des meilleurs textes

    Mais quoi de plus brillant qu’une histoire pour remplacer les leçons de morales qui font passer le même message ?

    Il dénonce en effet cette vicieuse barrière des proches qui sont toujours là avec leur “prudence”, “sécurité”, “raison”, “sens des responsabilités” ou “maturité”… mais ces notions aussi sont des menottes pour notre créativité et notre épanouissement !

    J’adore vraiment la manière dont tu tournes cela, en rendant concret le mauvais avis des autres à travers la mauvaise manie des sondages ! C’est vraiment du pur génie !

    J-P, tu es un “scénariste conscient” pur et dur ! Moi qui aimerais bien me mettre à la réalisation de films, mais pour commencer : de court-métrages, tes histoires méritent vraiment d’être des scénarios.

    Celle-ci par dessus tout reste extrêmement simple à tourner mais a un message très profond et vital !

    hm… si je me lance dans le cinéma je veux bosser avec toi 😉 Surtout que je n’oublierai jamais ton idée du tueur à gages !

  6. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Alexis ! Là encore tu va me faire rougir. 😉

    (Cinéma ? Tueur à gages ? Tu parles de quoi ?)

  7. Christine says:

    FAN TAS TIC ! ton histoire initiatique, Jean-Philippe.

    Oui, en effet, c’est constant et l’avais mis en conscience partielement.
    L’attente de l’autorisation de mon Père pour m’installer comme “céramiste” ;
    ceci, malgré tout après m’être autorisé de partir de l’entreprise familiale à laquelle j’avais demandé le financement “de reconversion”.

    Et puis, lorsque le père ne suffit pas, le flanbeau se “laisse passer” au mari !
    là tu fais de 2 pierres = 1 coup (de saboratage)

    Merci tout plein, Jean-Philippe ; j’aime les paradoxes qui nous ouvrent les portes de l’Unité ; alors je dirais : Merci pour TOUT ce VIDE CRÉATIF !
    (bonne séance de thérapie, aujourd’hui )
    De tout coeur

  8. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Christine ! et merci pour le partage de ton histoire personnelle. 🙂

    (Attention, quand tu mets les liens vers tes blogs, tu ne peux en mettre qu’un seul, car sinon on ne peut pas cliquer dessus pour mieux connaitre ton travail. Tu veux que je l’arrange ?)

  9. Alexis says:

    Mais Jean-Philippe voyons !
    Tu avais donc une fois parlé d’un scénario où le personnage recevait la visite d’un tueur à gage qui annonçait au personnage qu’il allait venir le tuer un an plus tard. Ce dernier serait alors obligé de vivre pleinement sa vie.
    Bon ce serait les grosses lignes mais quand on voit les idées de fond de certains films d’Hollywood, ça a le niveau d’un gros film !
    Et comme court-métrage, ton article serait a-b-s-o-l-u-m-e-n-t parfait !
    Enfin, bref. Au pire j’ai une adresse email :p
    So long !

  10. Christine says:

    Oui, bien sûr, si tu veux bien arranger cela en laissant juste, le premier :
    http://www.plantes-sauvages.fr. Merci beaucoup

    Oui, super scénario en perspective. bravo.
    Bonne continuation créative. Amitiés

  11. Jean-Philippe says:

    @Alexis Ah oui, je me souviens maintenant… mais je n’arrive pas à mettre la main dessus (avec quelques 300 articles sur le blog, c’est un peu normal). Merci pour les compliments en tout cas !

    @Christine C’est fait. 😉

  12. Jean-Philippe says:

    Mise à jour – Quand la réalité rejoint la fiction : “Un couple ouvre le premier Nekocafé d’Autriche”, vu dans La Dépêche. Merci à Aesa pour l’info. 😉

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