Prisonnier du bonheur (2)

Par le 3 October 2011
dans Des histoires

La carte du bonheur ?

(Ceci est la deuxième partie d’une nouvelle qui a commencé ici)

Le lendemain, l’enfer reprend.

Les bonnes nouvelles s’empilent les unes sur les autres. Les problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Les gens sont gentils avec lui. Tout va bien. Trop bien.

Les jours passent et Jean-Claude commence à s’enfoncer dans la déprime.

Pourtant, il a bien essayé de faire un effort. D’apprécier son “super” bonheur.

Un jour dans une zone piétonne, il est tombé sur un bateleur. Trois gobelets. Une petite balle rouge. Où est la balle ? Pour 5 euro.

Jean-Claude, sans trop y penser a indiqué le gobelet de droite. Le magicien a pris un air complice pour lui dire qu’il était doué ! “Bravo monsieur, vous gagnez mes 5 euro. On recommence ? Allez, vous êtes chanceux ce soir, alors on double la mise, 10 euro ?”

Le futur-ex-trader touche le gobelet de gauche et empoche 10 euro. De quoi rendre heureux n’importe qui. “On remet tout en jeu monsieur ? Vous avez vraiment la baraka aujourd’hui ! Allez, 20 euro de mise.”

Les passants s’arrêtent intrigués. Le bateleur a accéléré ses mouvements pour faire tourner les gobelets. Il s’arrête à peine que Jean-Claude a déjà le doigt sur le gobelet de gauche. Les spectateurs poussent un “ho !” de surprise. Le bateleur a un rire nerveux et félicite, en grinçant des dents, son admirable adversaire.

“40 euro ?” offre Jean-Claude.

Les badauds approuvent. Le bateleur commence à avoir des sueurs froides. Il fait tourner les gobelets le plus vite qu’il le peut, à une vitesse où personne ne peut deviner la place réelle de la balle rouge.

Sauf par chance.

Soudain il s’arrête, essoufflé. Le doigt du futur-ex-trader se pose immédiatement sur le gobelet du milieu.

La foule applaudit lorsque le bateleur remet à Jean-Claude 40 euro de sa poche. Quelques minutes plus tard, quand il doit à nouveau sortir 80 euro, cette fois-ci de son portefeuille, la foule est en délire.

Encore ! crie-t-on tout autour d’eux. Ils sont encerclés de tous côtés, comme deux boxeurs sur un ring. Des billets apparaissent. On veut aussi miser avec ce monsieur qui a une chance inouïe. Le bateleur prend peur. Il a un regard suppliant vers Jean-Claude. On s’arrête-là ?

Soudain, on entend au loin une sirène de police et tout le monde s’éparpille. Le bateleur en deux temps, trois mouvements, récupère ses gobelets, ouvre et referme sa petite valise avant de se fondre dans la foule.

Jean-Claude ne bouge pas. Qu’est-ce qui peut lui arriver ?

Encore une bonne nouvelle ?

A ces pieds, il ramasse la petite balle rouge qu’il empoche.

Après plusieurs semaines à ce régime, il finit par ne plus sortir de chez lui. Il ne supporte plus tous ces petits bonheurs sans fin qui s’entassent dans sa vie. Il a même fini par renvoyer sa femme dans sa belle-famille. A son grand désespoir, elle l’a très bien pris, comprenant son besoin de solitude, pour faire le point, méditer.

Oui, il veut rester seul et ne plus voir personne. Car s’il a le malheur de rencontrer quelqu’un, une bonne nouvelle lui tombe systématiquement dessus. Il a aussi jeté au panier le contrat de travail du banquier et son T5 de fonction.

Jean-Claude devient dépressif.

Il n’ose pas appeler le docteur ou ses amis. Ils vont tous lui annoncer des trucs superbes pour sa santé ou dans sa vie.

Jean-Claude songe même au suicide. Mais il n’ose passer à l’acte. Il est presque convaincu qu’il va se rater et que cela va encore se transformer en bonne nouvelle.

Il voit déjà le discours du médecin des urgences au diagnostic enjoué :

“vous voyez monsieur B., c’est incroyable car la lame a manqué le cœur mais, en passant, elle a sectionné net un kyste que l’on vient d’analyser. Il est hautement cancéreux et tous vos examens passés l’avaient manqué. Vous avez une sacrée chance, vous. Maintenant je suis certain que vous apprécierez les petites joies que chaque jour vous procure !”

Jean-Claude pleure.

Le bonheur à plein temps, c’est trop dur pour lui. Il veut goûter à nouveau à ses petits soucis qui mettaient du piment dans sa vie. Il veut encore sentir le frisson qui précède une nouvelle dont on ne connait l’issue.

Il veut retrouver les hauts et les bas entre succès et échecs. Ça donnait du relief à son existence, ça ! C’étaient des occasions de célébrer, de rire, de chanter, de danser.

Mais là, c’est “célébration”, 365 jours par an. Et le goût du champagne est devenu fade. Voire écœurant. Ce foutu bracelet est en train de lui ruiner la vie.

Tiens, il a envie de l’arracher et d’aller le jeter loin.

Ça lui fait repenser au geek à blouse blanche.

Il court alors à son bureau, farfouille dans la montagne de papiers qu’il n’a pas rangé depuis longtemps et se dit que, dans ce foutoir, il ne va jamais retrouver son numéro de téléphone.

Soudain, il s’arrête d’un coup, retire les mains de la pile et se reprend. Il se rappelle à lui-même qu’il est quand même au bonheur à temps complet.

Autant en profiter.

En soupirant, sans regarder, il plonge deux doigts dans l’amas de papiers divers et en retire un seul feuillet. Il ne le regarde même pas. Il sait que c’est la feuille de contact du geek.

Il compose le numéro et évidemment l’autre décroche à la première sonnerie. Jean-Claude soupire encore, avant de parler.

“Je vous préviens, si vous aussi vous m’annoncez une bonne nouvelle, je viens directement chez vous pour vous étrangler.”

A l’autre bout du fil, il entend le même rire d’enfant qu’au matin de sa condamnation.

“D’abord vous ne pourriez pas me tuer, ça se transformerait de toute façon en bonne nouvelle et ensuite le programme est finement réglé afin que nous seuls, techniciens, ne soyons pas dans votre sphère de bonheur. Autrement, on ne pourrait jamais arrêter les effets du bracelet.

Une leur d’espoir apparait dans les yeux de l’ex-futur-ex-trader.

“Ça veut dire que je vais retrouver mes malheurs ?”
“Oui mais il vous reste encore 6 mois de peine à purger. Rappelez-vous, le juge avait bien dit, sans appel. Et il est seul décisionnaire.”
“Écoutez, je suis au bout du rouleau moi. C’est inhumain ce qui m’arrive.”
“Vous voyez, j’avais raison. Cette peine devrait être abolie. Vous êtes d’accord maintenant ?”
“Oui mais ça ne résout pas mon problème. Aidez-moi, quoi !”
“Je suis vraiment désolé, monsieur B., mais je ne peux absolument rien faire pour vous.”

En entendant cette dernière phrase, Jean-Claude pose le téléphone une seconde et respire un grand coup. Il sent une incroyable sensation de paix et de bien-être monter en lui. Il reprend le combiné.

“Merci à vous,” dit-il. “Merci, très sincèrement. Vous êtes ma première mauvaise nouvelle en 6 mois et ça me fait un bien immense.”

Le geek ne sait pas quoi répondre. Félicitations ou, je suis heureux pour vous de cette mauvaise nouvelle, ou encore, quel manque de chance, c’est génial !

Non, le geek se tait. Il y a des limites.

L’ex-futur-ex-trader repense à quelque chose.

“Vous avez bien dit que vous seuls, les techniciens, n’étiez pas touchés ?”
“Oui c’est ça. Pourquoi vous me…”

Jean-Claude a déjà raccroché.

Il est hors de question de continuer comme ça pendant encore 6 mois. Il faut que cette folie cesse.

Et il n’y a qu’une seule personne qui puisse l’aider.

Dans la tête de l’ex-futur-ex-trader, un plan commence à s’échafauder, lentement.

Un plan qui, bien sûr, ne peut que réussir.

(A suivre)

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PS : L’image en haut de page est celle du bateleur, extraite d’un tarot de Marseille. Si vous aimez ce qui tourne autour du tarot voyez Fais ce qui n’est pas, une autre de mes histoires. 😉

Commentaires

13 commentaires pour “Prisonnier du bonheur (2)”
  1. Julien S. says:

    Nice ! La suite la suite ! ^^

  2. Jean-Philippe says:

    Ça vient ! Merci Julien. 😉

  3. nana fafo says:

    Alors si je comprends bien ce sont les mauvaises nouvelles qui nous font apprécier les bonnes… Sans mal il n’y a pas de bien ! La nature humaine a un penchant pour le mauvais afin de mieux goûter aux joies du bon, d’où le succès des “séries tv” sur le malheur des gens, ça rassure de voir le pire ailleurs. Tu nous donnes matière à réfléchir sur nos petits bobos quotidiens et aussi sur l’incapacité de beaucoup à voir chaque jour ce qu’il y a de positif. Tout ne peut pas toujours être nul (et tout ne peut pas toujours être l’extase) c’est un équilibre…

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup nana fafo pour cette analyse poussée ! …et je suis curieux de voir si d’autres partagent ton sentiment ou ont une opinion différente. Vraiment intéressant tout ça. 😉

  5. Amibe_R Nard says:

    “Bon” jour

    Ce que j’aime bien, dans tes histoires, c’est le suspens que tu y mets, grâce à des coupures très bien choisies. 🙂

    Moi, je vois aussi que l’homme, cet homme n’est jamais content.
    Trop de chances, ça le rend malheureux, lorsqu’il aurait pu en profiter à fond. Se dire : super ! quel bonheur, une année de chance. Je vais pouvoir aider plein de monde, faire plaisir aux autres, vivre.
    Mais non, le personnage est centré sur lui, sur son seul désir…

    Un désir d’aller à l’encontre du jugement, ou du destin. Ce qui lui permet d’utiliser sa ruse et son intelligence pour re-changer sa vie. Pour trouver la faille dans le système.

    C’est tout à fait comme quand on ne se sent pas bien, on reste en soi, lorsqu’il faudrait tendre la main, s’ouvrir, sourire. Rien ne résiste longtemps à un sourire.

    Un sourire, un rire, c’est la faille dans le système du malheur. 😉

    Pour la chance, c’est sûr, ce sont les autres qui nous l’apportent.
    Ils sont source de chance, plus on a d’amis et d’amitié autour de soi, plus on a de chances.

    Plus on regarde les autres comme des amis, et plus on a de chance.
    Parce qu’ils vont sourire, et attirer notre sourire. Parce qu’ils vont nous dire “bon” jour, à un moment où… où nous allons préférer regarder notre nombril et notre malheur.

    C’est aussi ça, qu’il y a en filigrane dans ton histoire.
    Tout autant que : je refuse mon bonheur, ma chance, parce que dans le malheur, dans ma vie courante, j’y suis bien. Bien tranquille… sans envie de changer pour mieux ? 🙂

    L’Amibe_R Nard

  6. Jean-Philippe says:

    Chapeau bas L’Amibe ! Quelle analyse et quelle chance j’ai que tu commentes ici. Parce que ton commentaire est digne d’un article où chacun pourra trouver des clefs personnelles qui lui permettront d’ouvrir certaines portes bloquées.

    Merci encore. 🙂

  7. Amibe_R Nard says:

    Tu sais, Jea-Philippe, c’est grâce à toi que je découvre ces choses-là, et que je peux les écrire.

    Donc, sans toi, sans ton amitié… 🙂
    l’Amibe_R Nard

  8. Amibe_R Nard says:

    Jean-Philippe, bien sûr :-))
    l’Amibe_R Nard

  9. Jean-Philippe says:

    Ah, très sympa l’Amibe ! C’est de la collaboration et j’aime le web, comme ça. 🙂

  10. Alexis says:

    Encore Wouaw !

    C’est dans ce texte que je remarque que l’analogie est primordiale dans la vie : si l’on a pas de source de comparaison, qu’est-ce que le bonheur ? qu’est-ce que le malheur ?
    C’est la même situation que pour les jeunes (dont moi) qui n’ont pas vécu dans l’économie franc et qui ne peuvent pas se rendre compte que le prix d’un petit pain en euro est absolument exorbitant comparé à celui en franc.
    Sans comparaison avec les francs, on ne peut pas savoir que 90cent le petit pain c’est “cher” ; sans malheurs on ne peut pas savoir ce qu’est le bonheur, sans bonheur on ne peut pas savoir ce qu’est le malheur ; si nous ne savions pas ce qu’endurent des enfants qui fabriquent des chaussures dans des usines, est-ce que nous nous rebellerions parce que nous nous trouverions exploités ?

    Tu confirmes aussi quelque chose que je me suis toujours dit : les meilleurs moments lorsque l’on veut atteindre quelque chose ; c’est quand on essaye de l’atteindre, mais une fois que le but est réalisé, il n’y a plus d’excitation, d’aventure, d’ambition ou autre !
    Lorsque je jouais à la console, les meilleurs moment furent les matchs, pas le moment où l’on reçoit plein d’argent parce que l’on a gagné la coupe. En théâtre, le meilleur moment c’est sur scène, quand c’est finit, on rêve d’y retourner. Après des vacances c’est pareil.
    On a tendance à râler quand c’est difficile. Néanmoins, c’est après les moments d’ennui qui suivent l’achèvement des choses difficiles que l’on a le plus de regrets, le plus envie de râler ; parce qu’on se rend compte que la difficulté nous procurait quelque chose de plus que la facilité, les lauriers.

    Comme j’ai pu bien le discerner dans cet épisode, c’est lorsque l’on est privé de quelque chose que l’on se rend compte de sa réelle valeur, de ce qu’il nous apporte.
    Le taux d’abstinence aux votes en France est assez élevé ; mais si un jour on supprimer le droit de vote (espérons que cela reste à l’état d’idée), toute la France en sera révoltée, et peut-être encore plus ceux qui ne votaient pas…

    Tu m’inspires vraiment beaucoup avec ton histoire !! 😀

  11. Jean-Philippe says:

    Superbe analyse Alexis ! Parmi tous tes exemples je reprendrai celui du cheminement vers un but. On peut tous et toutes le confirmer : le but en lui-même n’est qu’une direction. Le réel plaisir vient des hauts et des bas que l’on vit pendant qu’on cherche à l’atteindre.

    Je pense que les gens qui stagnent sont dans cette situation parce qu’ils n’ont pas compris cette idée. Alors qu’ils ont peur de se lancer par peur de ne pas atteindre leur objectif, ils ne comprennent pas que c’est tout le cheminement entre temps qui sera important. Le but lui, sera atteint ou non, peu importe mais la richesse accumulée tout au long du parcours, les aura transformés. 😉

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