Une tasse de thé

Où est votre vie ? Dans le sachet ou en dehors ?

Cet article constitue ma participation à cette rencontre amicale, “À la croisée des blogs” qui est un évènement inter-blog dédié au développement personnel. Il est publié mensuellement et chaque nouvelle édition traite d’un thème original. Ce mois-ci, c’est Mona Lisa, du blog Le bonheur pour les nuls, qui en est l’organisateur et qui nous a proposé de plancher sur “Changer de perspective“.

On sonne.

C’est Adèle. Chaque mercredi, en fin d’après-midi, elle vient rejoindre Virginie dans son petit appartement du XVe et ensemble, autour d’un thé et de quelques biscuits, elles refont le monde, parlent de leur vie quotidienne, de leurs soucis, de leurs amours.

Chaque semaine, Adèle achète les biscuits ou parfois des madeleines et Virginie prépare le thé. Ça fait combien d’années qu’elles ont cette rencontre hebdomadaire ? Virginie ne sait plus mais cela dure bien depuis au moins 5 ans maintenant.

Au début, ce petit-rendez avait été fortuit. Un mercredi après-midi, Virginie, souffrante, n’avait pu se rendre à son travail et Adèle était venue lui rendre visite. Pour la remercier d’être venue, Virginie l’avait invitée à repasser le mercredi suivant et l’habitude s’était installée.

Virginie pense à tout cela en avançant dans le couloir étroit de son appartement. Lorsqu’elle ouvre la porte, le visage d’Adèle lui fait immédiatement comprendre que quelque chose ne va pas.

Même sa bise n’est pas franche.

“Bon, alors c’est quoi ?” dit Virginie pendant qu’Adèle ôte son manteau et l’accroche.
“Rien… rien du tout.”
“Tu plaisantes ?” répond Virginie en suivant son amie dans le couloir.

Elles s’installent dans la cuisine. Adèle pose sur la table le paquet de biscuits qu’elle a acheté. Des petits-beurre. Même pas des LU. Oui là, il y a vraiment quelque chose qui ne va pas, pense Virginie.

Les tasses sont déjà prêtes. Elle met l’eau à chauffer.

“C’est Jonathan ?”, demande-t-elle, le dos tourné à son amie.
“Non.”
“Le boulot ?”
“Non.”
“Les sous ?”
“Non plus.”

Virginie fait demi-tour et croise les bras.

“Alors, c’est quoi ?”

Adèle baisse la tête.

“Je suis nulle.”
“Pourquoi ?”
“Je fais rien.”
“Rien ?”
“Oui… rien.”

Virginie réfléchit une seconde avant de reprendre.

“Rien, c’est quoi exactement ?”

L’eau commence à frémir dans la bouilloire.

“Regarde, depuis qu’on se connait, qu’est-ce que j’ai fait avec ma vie ?”
“Tu vas travailler tous les jours,” lui répond Virginie.

Adèle hausse les épaules.

“Ça compte pas.”
“Tu te lèves et tu vas à ton bureau. C’est déjà quelque chose !”

Adèle secoue la tête.

“Je ne parle pas de ça. Je parle de mes projets à moi. Tu te rappelles ? Me mettre au patinage sur glace. Apprendre une langue étrangère. Partir six mois dans un pays inconnu.”

Virginie hoche la tête. Elle va pour dire quelque chose, puis se ravise.

“Quoi ?” lui demande Adèle.
“Rien…”
“Si ! tu penses à quelque chose là.”

Virginie va encore pour lui répondre lorsque la bouilloire commence à siffler. Elle se retourne pour couper le gaz et pose l’eau brulante sur la table avant de s’asseoir.

“C’est ça, toi aussi tu penses que je suis nulle, que mes idées ne valent rien.”
“Non, je trouve que tes idées sont très bonnes. Je t’admirerais beaucoup si tu partais six mois à l’étranger.”
“Oui, ça me plairait bien. Ce serait génial pour découvrir d’autres choses et en même temps apprendre une nouvelle langue. Tu vois, je partirais bien en Colombie. Je voudrais améliorer mon espagnol et puis, tu sais…”

Virginie n’écoute plus Adèle. Pendant que cette dernière continue à parler de ses rêves, elle prépare les tasses, glisse un sachet de thé dans chacune d’entre elles et verse l’eau frémissante.

“…et aussi je pourrais prendre des cours de salsa sur place. Je logerais dan un petit appart pas loin de l’école où je prendrais mes cours et j’aurais mes après-midis de libre pour explorer la ville… Tu m’écoutes ?”

Virginie hoche la tête. Elle ouvre le paquet de petits-beurre et dépose les biscuits dans une assiette.

“Peut-être même que je rencontrerais un garçon sympa, un expat comme moi…”

Adèle s’interrompt. Elle a approché la tasse de ses lèvres pour souffler sur le thé chaud mais elle vient de se rendre compte qu’il n’y a pas d’eau dedans. Juste le sachet.

Elle lève les yeux vers son amie, fronçant les sourcils. Virginie est en train de boire le sien, brûlant, à petites gorgées, souriante.

“Mais… tu ne m’as pas mis d’eau ?”

Virginie secoue la tête, sans dire un mot, satisfaite.

“Pourquoi ?…”

Virginie repose sa tasse, prenant tout son temps.

“Pourquoi, tu ne bois pas ?” demande-t-elle.
“Parce qu’il n’y a pas d’eau,” répond Adèle un peu agacée.
“Mange le sachet, alors.”

Adèle bat des paupières plusieurs fois, figée, bouche ouverte, comme paralysée.

Virginie part dans un grand éclat de rire.

“Tu verrais la tête que tu fais !”

Après quelques instants, ses rires se calment, elle redevient sérieuse et saisit le sachet de thé de la tasse vide. Elle le tient par la languette en papier, le sachet se balançant au bout de son fil blanc. Elle le met sous le nez de son amie.

“C’est quoi ça ?”

Adèle recule un peu.

“Un sachet de thé.”

Virginie secoue la tête.

“Non. Ça, c’est ta vie.”

Elle dépose le sachet dans la tasse.

“Et maintenant elle est comment ta vie ?”

Adèle hausse les épaules, ne comprenant toujours pas. Son amie continue.

“Elle est fade. Comme ce sachet de thé sec qui n’a aucun goût.”

Elle prend la bouilloire et remplit la tasse. Immédiatement, l’eau chaude noie le sachet et se mêle au contenu, créant d’élégantes couleurs orangées, dégageant un parfum exotique.

“Tu vois les couleurs ? Tu sens l’odeur ? Tu imagines le goût à venir ?”

Adèle hoche timidement la tête.

“Alors ta vie, tes projets, ton voyage en Colombie ou ailleurs c’est le sachet de thé. Mais si tu n’y mets aucune énergie, si tu ne lèves pas le moindre petit doigt pour faire avancer ton idée, tu ne risques pas de sentir le goût de l’aventure à Bogota.”

Son amie, sans voix, ne réagit pas.

“L’eau frémissante, c’est comme ton énergie. Sans elle, pas de thé. Sans énergie, pas de Colombie.”

Virginie prend un gâteau sec dans l’assiette.

Dans la cuisine, pendant un moment, on n’entend que le bruit du petit-beurre qu’elle grignote.

Elle l’a presque fini lorsque, doucement, Adèle avance la main et prend, elle aussi, un biscuit. Elle en croque l’un des coins qu’elle mange lentement.

Finalement, elle regarde son amie. Dans ses yeux, il y a une petite étincelle.

“Merci pour le thé.”

(Photo : Vaguely Artistic)

Commentaires

26 commentaires pour “Une tasse de thé”
  1. Jonathan says:

    Jolie la parabole du sachet de thé ! Au début j’ai cru que j’allais jouer le rôle du méchant ;-).

    Cette petite histoire me plaît beaucoup car il y a quelques années de cela je ressemblais pas mal à Adèle. Heureusement j’ai finalement réussi à comprendre qu’il fallait que je verse l’eau bouillante sur mon sachet de thé !

    Jonathan
    http://cetaces.wordpress.com/

  2. Très jolie histoire ! C’est très bien écrit, ça se lit facilement, et le message comme d’habitude fait du bien.

    Merci ! 🙂

  3. Jean-Philippe says:

    @Jonathan Ah oui en effet, je n’avais pas pensé à cela ! Mais ce n’est pas à toi que je pensais. Attention à l’eau bouillante sur les pieds ! 😉

    @Adrian Merci beaucoup pour tes compliments ! Lecteur régulier ?

  4. AMie says:

    Mr & Mrs Smith se sont rencontrés en Colombie, à Bogota, il y a cinq ou six ans…
    La jolie Adèle y rencontrera-t-elle son Brad Pitt ? 😉

  5. Jean-Philippe says:

    Ah oui c’est vrai ! Merci beaucoup AMie de me le rappeler. Mais je crois qu’Adèle est plus douce qu’Angelina. 😉

  6. Catia95 says:

    Belle histoire!

    Merci Jean-Philippe 🙂

  7. Joel says:

    Merci pour cette petite tasse de thé, Jean-Philippe.

    J’adore toujours autant le silence qui règne après la lecture de tes histoires.

  8. Jean-Philippe says:

    @Catia95 Merci beaucoup d’avoir pris sur ton temps pour me lire. 🙂

    @Joel Merci pour ton commentaire ! Le silence il n’y a que ça de vrai. 😉

  9. Génial !! J’aime beaucoup ton histoire et c’est sûr je m’en rappellerai pour mes propres projets. On peut tous être un sachet de thé fade à un moment ou à un autre.

    Toi, Jean-Philippe tu es la bouilloire, à nous de verser l’eau 😉

    Merci!!

  10. Coumarine says:

    c’est super bien raconté…
    On commence à lire, et on ne décroche pas…
    merci aussi pour la “leçon” du thé…
    Je pense que pour un certain projet que j’ai, il me manque l’eau chaude… j’y penserai ;-))

  11. Jean-Philippe says:

    @Virginie Merci pour tes compliments ! Moi la bouilloire ?… Je ne sais pas mais en tout cas, l’eau chaude c’est bien toi. 😉

    @Coumarine Ah, des projets plein la tête, alors ?… Bravo et bon thé ! 😀

  12. Nathalie says:

    Merci pour cette belle histoire. C’est vrai que des fois l’eau met du temps à frémir…;)

  13. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Nathalie ! Oui très bien dit, c’est une autre façon de voir les choses. Mais bon, elle finit toujours par frémir, non ? 🙂

  14. Nathalie says:

    OUI !! et heureusement 😉 et souvent tu réussis à faire en sorte que ma bouilloire est en mode turbo 🙂 ancora mille grazie 🙂

  15. Kinishao says:

    C’est un très joli texte… Merci de m’avoir permis de commencer aussi bien la journée!

  16. Jean-Philippe says:

    @Nathalie Prego !

    @Kinishao Merci beaucoup pour ce compliment ! Alors cette journée sera avec ou sans thé ? 🙂

  17. Kinishao says:

    Jusqu’ici, plutôt avec !

  18. Une bien belle histoire qui se lit comme un petit roman. Sympa.

  19. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup pour ce compliment Bulle ! Comme un roman ? Voilà qui me fait bien plaisir. 😉

  20. PEL says:

    Excellent billet ! J’adore l’histoire 🙂

  21. Jean-Philippe says:

    Merci PEL ! …je suis en train de me demander si les deux derniers commentaires ne sont pas du spam… dans ce cas, je vais les retirer.

  22. Joel says:

    C’est toujours le doute pour des messages aussi courts… par contre, je n’aime pas beaucoup non plus quand des “noms de blogs” ou des “mots clefs” postent sur mon blog plutôt que des vraies personnes… souvent sans rien apporter d’intéressant ou de constructif par rapport au sujet.

    Non, ce n’est pas de la censure de refuser ce genre de commentaires.

  23. Jean-Philippe says:

    Merci Joel pour ton avis ! Bon, je leur donne une chance. mais si quelqu’un insiste, là oui, je sévirai. 😉

  24. sarah D says:

    très sympa et très prenant. On se laisse porter 😉

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