Les génies que nous sommes (5)

Par le 27 September 2010
dans Changer les règles

La pratique délibérée, au bout de son instrument.

Cet article est le cinquième d’une série qui a commencé ici.

Le peintre se penche sur sa toile, fronce les sourcils et, d’un coup de pinceau, rajoute un peu de couleur.

Très concentré, oubliant le monde autour de lui, il continue à remettre de la peinture par petites touches. Il recule un peu et jette un œil sur le paysage qu’il est en train de peindre. Au centre, se dresse une grande masse rocailleuse entourée de garrigue.

L’artiste connait bien son sujet. C’est un paysage qu’il peindra plus de soixante fois durant sa carrière, et pourtant à chaque fois, c’est comme la première fois. La lumière est différente, la saison n’est plus la même, le temps change et l’angle choisi aussi.

Encore et encore, il va s’appliquer à peindre ce même paysage.

Pourquoi ?

Impressions

Paul Cézanne n’était pas très bon en dessin. Cela peut paraitre étonnant pour un peintre aussi célèbre mais, au tout début de sa carrière, dans ses premières esquisses, la perspective est souvent bancale. Il y a quelque chose qui ne colle pas.

Et puis en plus, son père veut faire de lui un homme de loi. Alors le jeune Paul va suivre les cours de la Faculté de droit d’Aix-en-Provence pendant 3 longues années. En même temps, il continue à prendre des cours de dessins qu’il suit depuis l’âge de 10 ans.

Quand il fête son vingt-et-unième anniversaire, il en a assez. Il abandonne la fac et décide de se consacrer uniquement à la peinture. Il monte à Paris, et là rencontre de nombreux autres peintres dont Camille Pissarro, qui va l’initier à la peinture de paysages et à la beauté des couleurs. Ensemble, pendant 2 ans, ils iront peindre les paysages autour de Pontoise et d’Auvers. C’est l’une des expériences formatrices de Cézanne, dont il se souviendra toujours.

Ceci dit, il n’est toujours pas apprécié par le grand public et lorsqu’il expose sa Moderne Olympia, il subit les railleries de la critique et du public parisien.

Cela ne l’empêche pas de continuer. Car depuis qu’il a découvert le pouvoir des couleurs, Cézanne veut s’améliorer, il veut progresser. Il oublie toute tentative d’arranger sa perspective, aplatit tout sur la toile et se passionne pour le jeu des couleurs, et plus tard celui des volumes, en précurseur des peintres cubistes.

C’est pour ça qu’il peindra plus d’une soixantaine de fois la Montagne Sainte-Victoire, affinant ainsi son œil, son expérience et son art.

Cézanne pratiquait “délibérément” la peinture.

Le praticien délibéré

Bien avant que le professeur Anders Ericsson ne les analyse, Paul Cézanne, intuitivement, avait appliqué les 5 conditions de la pratique délibérée et surtout la quatrième et la cinquième. A savoir que ce n’est pas vraiment plaisant (4) et que cette pratique doit être mentalement intense (5).

Quelque soit le domaine dans lequel on s’exprime, il y a toujours des tâches qui ne sont pas très amusantes à réaliser. On se demande d’ailleurs si on ne perd pas son temps et, à quoi cela peut bien servir. Mais dans le cadre de la pratique délibérée, on se doit de rechercher des exercices – préparés spécifiquement pour progresser – qui ne sont pas très amusants.

Pourquoi ?

Parce que si nous restons dans notre zone de confort, nous n’allons rien apprendre de nouveau. Mais, juste au-delà, existe une autre zone, celle dite de l’apprentissage. C’est à cet endroit que se produisent tous les progrès. C’est cette zone que tous les experts et autres champions cherchent à atteindre. C’est bien là que Cézanne se forçait à peindre et repeindre le même sujet pour s’améliorer.

Mais attention à ne pas trop se pousser, à ne pas trop se forcer, car sinon on entre alors dans la troisième et dernière zone, celle de la panique, où bien sûr, on ne fait plus aucun progrès.

Pour prendre un exemple simple, imaginons un jeune homme célibataire. Sa vie, pendant des années, c’est en gros, métro-boulot-ordi-dodo. Un jour il a envie de rencontrer l’âme sœur et décide de commencer à sortir, à aller dans des soirées. Finalement, il reçoit une invitation d’un ami et donc se prépare pour cette évènement.

Alors qu’il s’habille, face à son miroir, il sent en lui la peur monter. Il n’a aucune expérience. Il ne sait pas vraiment quoi dire aux personnes qu’il va rencontrer. S’il va à cette soirée, il sera dans sa zone de panique, collé au mur ou peu convivial. En général, une excuse “bien trouvée”, lui évitera de se retrouver dans cette situation difficile.

Par contre, s’il se pousse à aller dans sa zone d’apprentissage, peut-être en dinant avec un petit groupe d’amis et en y rencontrant de nouvelles personnes, tout doucement, même si au début il a un peu d’angoisse, il va s’habituer à ces nouvelles situations et va donc élargir sa zone de confort. Il deviendra de plus en plus à l’aise et, sa zone de confort s’élargissant, il rencontrera aisément, un jour, une personne qui lui plaira vraiment beaucoup.

C’est, schématiquement, la façon de laquelle fonctionnent les sites de séduction. Ils vous prennent par la main – oui, nous parlons bien des hommes ! – et vous font progresser par étapes vers votre but : séduire une personne qui vous plaise.

Donc, aller dans sa zone d’apprentissage n’est pas amusant. Cela demande un effort conscient et calibré. Et c’est normal. Imaginez que ce soit facile. Le monde entier serait bon en tout ! Ainsi, lorsque vous rencontrez un expert ou une personne “talentueuse” dans n’importe quel domaine, vous pouvez être certain qu’elle est systématiquement sortie de sa zone de confort.

D’autres exemples ?

Jouer une partie de tennis avec ses amis est agréable mais, si on en a assez d’envoyer son service dans le filet, il faut pratiquer délibérément l’art de servir.

Shizuka Arakawa n’a jamais apprécié de retomber sur le derrière des milliers de fois. La glace était toujours dure et il fallait bien se relever. Pourtant, en allant à la limite de ce qu’elle pouvait faire, un jour, elle n’est plus tombée.

Tiger Woods est réputé pour enfoncer une balle avec son pied dans le sable d’un bunker et la jouer de là, en visant le green. Évidemment, cela n’a rien d’amusant. A chaque fois, il se prend du sable dans les yeux et la balle est très difficile à contrôler. Mais, en répétant cet exercice des centaines de fois, le jour où en compétition, sa balle roule dans un bunker, il ne panique pas. Il sait qu’il va s’en sortir.

Il est dans sa zone de confort.

Intensité

Les experts restent extrêmement concentrés pendant leur pratique. Les sportifs de haut niveau donnent le maximum pendant l’entrainement. Ils ne pensent pas à autre chose. Leur exercices sont mentalement intenses. Toute leur énergie est placée là et pas ailleurs.

Leur cerveau n’est pas distrait. Encore et encore il faut répéter le geste, faire l’exercice, comprendre l’équation, choisir la bonne couleur. C’est ce qui permet d’internaliser les processus et, à la myéline, de se développer autour des axones, entre deux neurones.

Selon Anders Ericsson, cette intensité ne peut être maintenue trop longtemps parce que justement, mentalement elle est très difficile à tenir. Il a noté chez les experts que ces séances duraient de 3 à 5 heures par jour, le tout divisé en plusieurs sessions, le reste du temps étant consacré à des activités beaucoup simples, ou à la détente.

C’est un peu comme la loi de Pareto, que vous connaissez sans doute et qui veut qu’environ 80% des effets soient produits par 20% des causes.

Dans sa recherche sur les jeunes violonistes berlinois, Ericsson a découvert que les meilleurs d’entre eux – les futurs virtuoses – faisaient, chaque jour, une sieste. Cela peut paraitre paradoxal mais, pour pouvoir pratiquer avec intensité, pleinement concentré, ils avaient besoin de recharger leur batteries.

Au fil des ans, ces 2 séances journalières d’environ 2h30 chacune, feront toute la différence entre un grand violoniste, internationalement reconnu et, un simple professeur de violon dont les vrais talents seront plutôt – on l’espère – dans la pédagogie.

C’est tout ?

Alors voilà, maintenant vous savez tout. 🙂

Pour résumer, la pratique délibérée :

  1. vise exclusivement l’amélioration des résultats
  2. est facilement répétable
  3. permet un feedback immédiat
  4. n’est pas vraiment amusante
  5. est mentalement intense

Avec ces 5 conditions, vous avez le potentiel de créer du génie, ou plus modestement, du progrès en vous ou tout autour de vous.

Ceci dit, lorsque l’on regarde la vie de Paul Cézanne et son parcours vers le panthéon des peintres, on s’aperçoit qu’il y a d’autres éléments qui ont été importants.

Tout d’abord, même si son père était réticent face à son désir de peindre, il l’a toujours soutenu financièrement et à sa mort, il lui a légué une fortune conséquente. Ça facilite la vie…

Ensuite, son ami d’enfance, l’écrivain Émile Zola, était convaincu de son talent et l’a toujours encouragé. C’est lui qui l’a persuadé de monter à Paris pour développer son expérience et c’est là qu’il a rencontré Pissarro, qui allait le prendre sous son aile pendant 2 ans. Un sacré coaching !

Et puis, il y a Ambroise Vollard, le grand marchand de tableaux parisien qui s’est occupé de monter ses expositions – en gros, de faire son marketing – et qui était toujours prêt à le soutenir, à le comprendre.

Alors, Paul Cézanne serait-il devenu “le” Paul Cézanne s’il n’y avait pas eu tout ce petit monde autour de lui ? Aurait-il pu se consacrer pleinement à sa pratique délibérée ? Ne serait-il pas plutôt devenu un petit juge ou un avocat anonyme pour le reste de sa vie ?

Plus simplement, est-ce que notre environnement est primordial dans notre développement vers le succès ? Ou, peut-on, malgré des circonstances difficiles, atteindre son zénith ?

C’est ce que l’on verra dans le prochain article de cette série. 😉

(Photo : tibchris)

Commentaires

15 commentaires pour “Les génies que nous sommes (5)”
  1. Coumarine says:

    “Mais dans le cadre de la pratique délibérée, on se doit de rechercher des exercices – préparés spécifiquement pour progresser – qui ne sont pas très amusants.”
    très juste…mais les exercices peuvent devenir de vrais défis et devenir passionnants quand on voit qu’on progresse!!!

  2. Ah nous y voilà avec nos 5 secrets. Bravo pour cette belle démonstration. Et quel suspens ! Pour la suite, je pense aux Quality Connections 😉

  3. Jean-Philippe says:

    @Coumarine Merci pour cette précision ! et tu ne crois pas si bien dire. 😉

    @Fadhila Merci ! Je ne connais pas les Quality Connections, est-ce que tu aurais un lien ? C’est sans doute un nom différent pour la même chose. 🙂

  4. @Jean-Philippe Quality Connections est effectivement en lien avec ta dernière phrase sur l’entourage. Le fait de rencontrer des personnes qui nous élèvent vers le haut. Dans la mouvance de la psychologie positive: Amy Wrzesniewski.

  5. En prévision du prochain article, ma courte expérience de vie me pousse à dire que l’entourage joue le rôle d’un catalyseur de réussite, il permet parfois de diminuer grandement certains efforts, voir d’arriver à des choses que l’on ne réaliserait pas seul! Très profond cet article, et joliment écrit!

  6. Jean-Philippe says:

    @Fadhila Merci pour l’info ! Je vais en rechercher plus sur Amy Wrzesniewski.

    @Julien Merci beaucoup pour tes compliments ! et aussi pour ton commentaire… tu es bien sûr dans le vrai. 🙂

  7. Voilà qui donne envie de pratiquer encore plus ses activités favorites, et même si tous les moments ne sont pas plaisants!
    Des 5 points, le 3e (feedback immédiat), me semble le plus délicat, si l’on n’a pas la chance d’avoir un coach. Comment faire pour prendre mieux conscience de ses gestes, de ses imperfections, lorsqu’on est est seul à s’observer?

  8. Jean-Philippe says:

    Très bonne question 99monkeys ! Le feedback, surtout lorsqu’on débute est délicat. Je pense qu’il est vraiment nécessaire d’avoir un coach sinon on risque de faire des erreurs que l’on va inclure dans sa pratique. Ensuite, en aillant de l’expérience, on peut s’en passer… Malgré tout, les grands champions cherchent toujours à être coachés. 😉

  9. Frédéric says:

    Texte très juste, et très enrichissant. Merci, j’ai hâte de lire la suite

  10. Noé says:

    Superbe article!!

  11. Jean-Philippe says:

    @Frédéric Merci et donc la suite est maintenant en ligne. 😉

    @Noé Merci pour le compliment !

  12. Nathalie says:

    Il y a des domaines où on ne peut pas être un champion si on est pas financièrement à l’aise… Tiger Wood, Federer, Schumacher etc.. Car je sais que de participer à certaines compétitons coûte beaucoup d’argent!

Commentez ce billet