Table numéro 12 (suiite)

Le couteau et la fourchette sont-ils faits pour s'entendre ?

Cet article est la troisième partie d’une histoire qui a commencé ici.

Tu te retournes, surpris par cette voix légère et tu découvres une jeune femme, sensiblement de ton âge, qui se tient là debout, elle aussi les bras chargés de barquettes odorantes.

Tu bondis sur tes pieds.

Parce qu’elle est belle et que le décor du parc en arrière-plan la fait ressembler à une actrice de film, tes genoux refusent de se plier lorsque tu tentes de te rasseoir. Tu es vraiment impressionné et quand tu es impressionné, tu ne sais plus parler.

Heureusement, la dame aux cheveux blancs vient à ton secours. “Bien sûr, asseyez-vous. Nous avons presque fini mais nous avons le temps.”

“Merci bien,” répond la jeune fille  en faisant le tour de la table, laissant derrière elle un parfum frais. Pourtant, elle est habillée d’un tailleur pantalon foncé assez strict. Ses cheveux sont noués en queue de cheval.

Pendant que tu continues à la fixer, finalement, tes genoux ont accepté de se replier et tu te rassois sans faire de bruit, un peu rigide.

“Vous avez l’air affamée,” lui dit la dame.

En effet, la jeune fille a déjà déballé ses barquettes et a commencé son déjeuner. Sans parler, la bouche pleine, elle hoche de la tête et continue à piocher avec sa fourchette, à droite à gauche.

“Vous êtes nouvelle par ici ?”, insiste gentiment la dame.

La jeune fille, tout en poursuivant son ballet culinaire, te pointe du doigt.

Tu es surpris. “Mais je ne vous connais pas, moi !”

Elle finit par s’arrêter de manger, s’essuie les coins de la bouche et te regarde résolument. “Tout à l’heure, j’étais à la table 22, juste derrière vous. J’ai vu avec quelle audace vous vous êtes levé et vous êtes sorti de ce restaurant de fous. Je me suis dit que je pourrais faire de même, et voilà.”

Elle reprend son grignotage.

Tu ne sais pas quoi répondre.

Elle s’arrête, te regarde à nouveau et te décoche un sourire digne de cette actrice de grand film.

“Alors, merci !”

Elle a déjà repris son rythme – elle mange tout le temps ? – et toi tu bafouilles quelques formules de politesse.

La dame aux cheveux blancs vous regarde tous les deux, sans mot dire.

“Vous pensez à quoi ?”, tu lui demandes.

Elle sort de sa rêverie. “Je me disais que cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu le plaisir de partager mon déjeuner avec deux personnes comme vous.”
“D’habitude vous mangez seule ?”
“Non, j’ai souvent de bons amis que je retrouve à différents endroits mais deux nouveaux, en une fois, cela ne m’était jamais arrivé.”

Elle réfléchit un peu. “Peut-être que quelque chose est en train de changer dans l’esprit des nouvelles générations…”

A ce moment-là, la jeune fille pousse un petit cri. “Oh, un écureuil vient de me chiper le restant de ma barquette !”

La dame et toi, vous vous regardez et vous éclatez de rire ce que, bien sûr, la jeune fille ne peut comprendre. Pour confirmation, vous levez la tête vers la même branche que tout à l’heure et effectivement, l’écureuil est là, satisfait, en train de grignoter sa nouvelle prise.

“On le connait,” précises-tu, “il est déjà passé faire son marché.”
“Ah, il est libre comme l’air, lui. Il en a de la chance,” conclut la jeune fille.

La dame tapote de la main sur la table. “Non, il n’est pas libre. S’il l’était vraiment, il ne viendrait pas se servir dans notre déjeuner.”
“Mais si. Il est libre,” insiste la jeune fille, “il fait ce qu’il veut. Et donc si l’envie lui en prend, il vient se servir pour calmer une petite faim, c’est tout.”

Tu sens que ces deux-là ont de la suite dans les idées. Tu tentes de faire diversion.

“Je peux goûter ?”, tu demandes à la jeune fille, en pointant du doigt l’une de ses barquettes.
“Oui, bien sûr, finissez-là,” répond-elle avant d’immédiatement reporter son attention vers la dame. “Je ne vois pas en quoi il n’est pas libre cet écureuil. Peut-être que vous pourriez nous expliquer votre point de vue ?”

Le “nous” te plait et te déplait. Cela veut dire qu’elle te considère déjà comme un ami, un copain, ce qui te ravit mais, en même temps, cela veut dire qu’elle croit que vous partagez la même idée. Ce qui est loin d’être vrai. Pour être franc, tu ne sais pas trop quoi penser de cette histoire d’écureuil libre ou pas libre. Est-ce bien important ?

La dame passe la main dans les mèches de ses cheveux blancs, coupés courts et stylés, avant de se lancer.

“Dans notre monde actuel, qu’est-ce que cela signifie pour vous, être libre ?”

Tu n’aimes pas la direction qu’est en train de prendre la discussion. Mais la jeune fille a l’air d’adorer ça. Ses yeux brillent un peu.

“Être libre, c’est simple, c’est pouvoir faire ce qu’on veut quand on veut,” répond-elle avec enthousiasme.

La dame tourne la tête dans ta direction, comme pour t’encourager. La jeune fille, elle aussi, te fixe intensément.

Toi, tu voulais juste manger tranquillement. Tu ne pensais pas devoir passer sur le grill. Libre, libre ? Tu ne t’es jamais vraiment posé la question. Tu voudrais avoir plus de temps pour réfléchir, utiliser un joker, appeler ton renfort mais apparemment, avec ces deux-là, il faut aller vite.

“Libre ? c’est quand personne ne m’embête.” Et tu insistes sur la fin de la phrase.

La jeune fille est prompte à réagir. “C’est pas la liberté ça, c’est juste être capricieux.”

Tu fronces les sourcils, mécontent.

“Là, vous voyez,” insiste-t-elle d’un ton légèrement moqueur, “vous faites la moue,” et elle rit de bon cœur.

Toi, tu ne sais plus quelle expression mettre sur ton visage.

“Je ne suis pas d’accord avec vous,” enchaine la dame, “sa définition est aussi bonne que la vôtre.”

La jeune fille est surprise. “Comment ça? Avec ma définition, je veux avancer, bouger, créer, progresser. Avec la sienne, c’est plus la stagnation qu’autre chose.”

Tu le prends mal. “Dites, depuis quand vous décidez pour les autres de ce qui est juste ou pas ?”
“Je ne décide rien. C’est le principe même de la vie. Elle n’est pas immobile. Il faut bien se développer, sinon à quoi ça sert de vivre ? Vous, vous voulez juste qu’on ne touche pas à votre petite personne !”
“Arrêtez de faire des suppositions ! Je n’ai jamais dit que je ne ferais rien !”, tu réponds en t’emportant un peu.
“D’accord, ne montez pas sur vos grands chevaux ! Restez dans votre coin, si c’est ce que vous voulez.”

Irrité par son ton un brin dédaigneux, tu vas pour la remettre en place lorsque tu entends des rires étouffés. Vous vous tournez tous les deux et vous découvrez la dame, la main sur la bouche et les yeux humides, hoquetant un peu.

“Vous trouvez ça amusant ?”, tu lui demandes.

Toujours la bouche couverte, elle fait non de la tête mais il lui faut quand même une bonne minute pour retrouver son air de dignité.

“Ah, merci à tous les deux, pour ce petit moment de bonheur. L’Histoire de la liberté résumée en 30 secondes.”

Elle pouffe encore un peu, puis reprend la parole, en douceur.

“Vous posez tous les deux la liberté par rapport à vous et vous seuls.”

Elle fait une pause.

“Et si en fait, être libre ça n’avait rien à voir avec votre petite personne ? Et si cela dépendait plus de lui ?”

Du doigt elle pointe l’écureuil chapardeur tranquillement assis sur sa branche, immobile.

(Suiiite)

(Photo : jenny downing)

Commentaires

19 commentaires pour “Table numéro 12 (suiite)”
  1. Le style d’écriture de cet article ne correspond pas a ton style habituel, ni même au deux premières parties, c’est fait exprès ?
    J’ai beaucoup aimé mais je suis rester bloqué sur la question : “qu’est ce qu’être libre ?” après je n’ai pas vraiment réussi a me déconcentrer car la question m’interpelle.
    On avait commencé a en discuter sur les commentaires des deux premières parties et je dois avouer que je ne sais pas vraiment quoi répondre, j’y réfléchis depuis des années mais aucune réponses ne me satisfait vraiment.
    Allee je tente: Je suis libre !
    Voila tout en fait je me dis que si j’ai besoin de l’expliquer c’est que je ne le suis pas lol. Ca c’était pour la théorie et comme toutes les théories on les connait mais elles ne marchent pas vraiment dans le monde pratique.
    Donc je pense que pour moi la liberté est en relation directe avec la question suivante : qui prend les décisions a ma place ?
    Ma patronne ? Mon emploi du temps ? Mon inconscient ? Ma religion ? Mon gourou ? DIEU ?
    J’aimerais pouvoir me dire que je suis aux commandes mais ce serait me mentir. J’y aspire et je n’ai qu’une vie pour résoudre le mystère…tout du moins c’est ce que j’ai du me dire a chaque fois qu’on m’a prêté un nouveau corps lol

    Merci Jean-Philippe pour cette trilogie bien sympa

    Mohamed Semeunacte

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Mohamed pour ton commentaire !

    C’est toujours la grande question mais entrainé dans le tourbillon des examens pour les plus jeunes et dans celui de la vie quotidienne pour les autres on oublie souvent d’y penser. Alors j’essaie juste de provoquer une petite étincelle afin que chacun et chacune s’en rappelle. 🙂

    Pour la réponse à ta première question : oui. 😉

  3. Fenice says:

    Vraiment superbe.

    J’avoue m’être vu dans la peau du jeune homme lorsqu’il se trouvait à la table 12. À la différence, j’ai commencé mon hors d’œuvre afin de me rendre compte qu’il était dégueux et quitter la table.

    Les quelques restos faits jusqu’à présent m’on donné l’impression d’être un client auquel on porte un grand intérêt. Mais finalement une fois que l’addition est payée on se rend vite compte, que l’on n’est qu’un client de plus.

    La liberté, qu’est-ce que la liberté ?
    Pour moi, la liberté ce n’est pas ne plus avoir de contrainte, mais plutôt faire en sorte que les contraintes n’existent plus. Comme celle de manger un bon plat, car on sait que celui-ci est bon, fait avec de bons produits et un cuisinier passionné.

    Merci Jean-Philippe pour ton imagination.

  4. Jean-Philippe says:

    Merci vraiment Fenice de nous faire partager ton culinarisme personnel ! Tu as raison les meilleurs plats, on sait d’où les ingrédients viennent et qui les a cuisiné. D’ailleurs, souvent, ils sont faits maison. 😉

  5. Fenice says:

    C’est un peu ce à quoi je pensais 😉

    Tu sais, je dois te dire que cette histoire pousse un peu plus ma révolution personnelle. Les quelgues heures qui séparent ce commentaire du précédent ont été prises par des réflections personnelles assez profondes.

    Une des grandes questions étant, ma cuisine sera-t-elle au rendez-vous 😀

  6. Jean-Philippe says:

    Très honoré de savoir que ma petite histoire provoque des réflexions comme ça ! Comme je le disais plus haut à Mohamed, c’est bien le but de ces “historiettes” : sortir les pensées du ron-ron quotidien. 🙂

    Pour ta conclusion, je ne suis pas d’accord. Si tu fais cette cuisine-là, c’est que tu l’aimes. Donc tu vas prendre beaucoup de plaisir à la faire. Ça va aussi être la galère mais c’est une aventure que tu garderas avec toi toute ta vie et ce, quel qu’en soit sa conclusion. En plus, tu t’enrichiras et ça sera sans doute le tremplin pour autre chose. 🙂

    Avec ces petites histoires, je prends des risques, je déstabilise mes lecteurs qui attendent des articles sur le développement personnel plus carrés, moins artistiques – je le vois dans mes stats. Mais non, si ça me donne du plaisir, je l’écris et je la publie parce que je me dis que quelque part sur le net, cela finira bien par toucher une personne. Mon histoire arrivera au bon moment pour elle. Je ne la connais pas, mais souvent, c’est pour elle que j’écris.

    Aujourd’hui, j’ai la chance, et de connaitre cette personne et qu’elle soit de grande valeur. 😉

  7. Fenice says:

    Je te remercie grandement pour tes compliments 🙂

    Je te rejoints entièrement sur la partie “prendre du plaisir” en cuisinant ce que l’on aime.
    Lorsque j’évoque la question d’une cuisine qui ne serait pas au rendez-vous, c’est en pensant aux peurs naturelles.

    Cela me fait justement penser à l’histoire de mon restaurant italien préféré (là on sort complètement du contexte imagé).
    Un resto où ma copine et moi avons l’habitude d’aller, tellement la cuisine est délicieuse et les produits frais et de qualité. Pour nous, le meilleur reto italien de Toulouse. Malheureusement le gérant n’avait que peu de clients. C’est donc avec tristesse, mais sans grande surprise qu’il nous a annoncé samedi dernier qu’il allait fermer.

    Tout ça pour en revenir au fait que, la cuisine peut-être excellente, il est impératif de savoir comment créer une clientelle à notre restaurant. Et c’est à cet endroit que viennent se loger mes craintes, est-ce que mon restaurant me permettra de tenir les fins de mois ?

    Comme tu le sais, je ne crois pas à l’échec en tant que tel, toujours est-il, je n’ai pas envie de ratter cet essai 😉

  8. Jean-Philippe says:

    Oui je comprends, Fenice. 🙂

    Ce restaurant italien dont tu me parles, il y a forcément quelque chose qui clochait, même si la cuisine était délicieuse. Je ne mets pas le blâme sur le propriétaire qui a dû donner son maximum, néanmoins, il y a d’autres circonstances qui entrent en jeu.

    Là, on rentre dans un autre domaine, celui du hasard, qui n’est pas l’objet de cette histoire. Mais, malgré tous ses efforts, peut-être que la crise économique est passée par là ? Un excellent menu et des prix 1 ou 2 euro trop chers et la sauce ne prend pas. Il y a 3 ans ou, dans 2 ans, peut-être que tout aurait bien fonctionné. C’est pour cela que l’une des qualités les plus importantes de l’entrepreneur est la persistance. Cela pour arriver aux conditions les meilleures.

    Le hasard fait que certains sont là au bon moment et leur succès est rapide, pour d’autre, c’est un long marathon. Mais, à toi, je te souhaite le 100m !! 😉

  9. David says:

    Pour ma part, je suis un peu gêné a la première lecture et plus je relis, plus je prends du plaisir. J’ai toujours une facheuse envie de vouloir décrypter tes métaphores pour y trouver LA vérité. Ces séries d’articles c’est comme un saut en parachute. Au début on a peur, puis on est grisé par la chute libre, on apprend a regarder le monde autrement. Et comme les meilleures histoires ont une fin, j’attends que mon guide actionne l’ouverture du parachute. Pendant la descente, j’ai pris un peu de temps pour réfléchir… Ma liberté, c’est de savoir que je suis libre…

  10. Jean-Philippe says:

    Merci David ! Voilà une très belle métaphore de ta part… Le parachute, c’est du vécu ? 😉

  11. David says:

    Grâce à tes billets oui ! (Dans la réalité, hélas non !;))
    Mais comptes tu ouvrir le parachute de cette série ? A mon avis oui. Contrairement à Mohamed, je pense qu’il ne s’agit pas “que” d’une trilogie… J’ai raison dit ? j’ai raison ? La réponse jeudi prochain !

  12. Fenice says:

    Merci beaucoup Jean-Philippe, cela dit, le 110m haies me plait bien aussi car c’est une discipline plus variée 😉

    Pour en revenir au restaurant italien, je pense surtout que c’est la partie “se faire connaitre” qui leur manque… ou la visite de Gordon Ramsay.

    D’ailleur, j’apprends énormément en regardant ces émissions, même si le sujet est complètement différent de mes intérêts ^^. Si tu ne connais pas, je te conseille d’en visionner au moins une 😉

  13. Antoine says:

    Super trilogie très bien écrite. On en redemande 🙂

  14. Jean-Philippe says:

    @Fenice Merci de m’avoir guidé vers Gordon Ramsay que je ne connaissais pas du tout. En effet, il est très étonnant et très spécial. Mais c’est justement cette personnalité qui fait tout. 😉

    @Antoine Merci pour les compliments ! 😀

  15. La liberté pour moi, c’est de pouvoir vivre seulement avec les contraintes que je me suis choisie. C’est disposer de mon temps, vivre à MON rythme. Disposer de ma vie sans brader mon temps : pas facile, facile…

    J’ai parfois aussi vécu cette citation de Sartre : “Tout à coup, la liberté a fondu sur moi et m’a transie !”.

    La liberté, c’est aussi pour moi de savoir que ce n’est pas le hasard qui dirige ma vie et que le résultat de mes actions n’est pas uncertain…

    M’enfin, elle est où l’histoire d’amour dans ton roman 😉 ?

  16. Jean-Philippe says:

    Merci Mona Lisa de partager ta définition de la liberté ! Dis-donc, tu y tiens à ton idée de “développement personnel romanesque”. 😉

  17. Stan says:

    “M’enfin, elle est où l’histoire d’amour dans ton roman ?”

    +1 lol 🙂

    En tout cas ton article pose une vraie question : que faire de notre liberté ?

    Au moment ou internet nous ouvre plein de portes, multiplie le champ des possibles, il est plus que vital de se poser la question…

  18. Jean-Philippe says:

    Tu as tout à fait raison Stan, c’est très important. Internet, c’est une chance unique de redistribuer les cartes d’une société trop compartimentée et aux libertés flottantes. 😉

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