J’ai faim alors je tue

Par le 30 November 2014
dans Des histoires

Ne me tue pas...

– Prologue –

Il est jeune, mince. Trop mince dans sa tunique en peaux de bêtes.

Il a faim.

Cela fait une éternité qu’il épie, caché derrière son rocher.

L’animal s’est finalement approché, apeuré, perdu. C’est un petit renne qui s’est égaré. Il a perdu sa mère et son groupe.

Le jeune garçon tient son propulseur bien en main. Il est fait en bois de renne et va servir à lancer une fine sagaie qu’il a lui-même taillée. C’est sa toute première sagaie, celle qu’on lui a remise pendant son rite d’initiation. Ainsi, il est presque un vrai guerrier.

Mais cette sagaie ne sera respectée que lorsqu’elle aura reçu son premier souffle de vie. Et pour le recevoir, il faut qu’elle le prenne quelque part.

Les anciens racontent que certaines sagaies ont tellement attrapé de souffles de vie, qu’elles n’ont plus besoin d’être guidées, qu’elle se projettent toutes seules et atteignent toujours leur cible.

Celle que le garçon tient dans son propulseur, immaculée, parait loin d’être animée d’un quelconque souffle. Si on excepte le tremblement qui l’agite. Elle pèse de plus en plus lourd dans sa main d’enfant.

Il doit vite la lancer.

Maintenant.

Comme le lui ont appris les anciens.

Il se dresse sans bruit et lève lentement son propulseur, priant les dieux pour qu’il ait suffisamment de force.

L’animal lui présente son flanc. C’est le meilleur endroit pour frapper, à l’avant, juste où cela palpite, au-dessus des jambes fines.

Sans un bruit, le garçon étire son bras le plus en arrière possible, dans un geste pur comme son âme, un geste maintes fois répété.

C’est le moment.

Brusquement, l’animal tourne sa tête vers lui. Son museau frémit. Ses grands yeux noirs plongent dans ceux du garçon. En eux, il n’y a ni peur, ni supplique. Il l’observe comme on regarde un égal.

Le jeune renne est immobile. Le souffle dans ses narines se relâche. Il relève la tête. Il n’y a pas de danger.

Le garçon tient toujours sa sagaie brandie haut, derrière lui. Il sait déjà qu’il ne la projettera pas en avant. Elle n’aura pas droit à ce premier souffle de vie.

Pourtant, il ne peut se décider à renoncer. Il veut encore croire qu’il peut se raisonner et changer le cours de son destin.

L’animal lui fait face et, museau en avant, tête légèrement baissée en signe de paix, s’approche.

Le cœur du garçon se réchauffe. Il en a caressé des petits animaux comme celui-là.

Soudain, un sifflement sec transperce le silence. L’instant d’après, les yeux écarquillés, l’animal bascule et tombe sur le flanc. A peine un soubresaut de vie l’agite avant qu’il ne se fige.

Pour toujours.

Une sagaie tachée de sang fichée dans le cœur.

Le garçon baisse la sienne, tremblant.

Horrifié.

– Chapitre 1 –

“Il faut faire quelque chose !”

Zoé s’est levée. Elle tient ses baguettes en l’air. Dans son autre main la boite de riz cantonnais bouge dangereusement dans un ballet précaire.

“Il faut agir !”

Autour de la table basse, Dimitri approuve.

“Oui, tu as raison, il faut se bouger.”

De toute façon, Dimitri approuverait tout ce que dit Zoé. Il en est amoureux et ferait n’importe quoi pour être dans son camp. Et même plus près.

La grande Nina fait la moue.

“On mange ou quoi ?”

Zoé ne se laisse pas désarçonner et secoue la tête, faisant virevolter ses boucles brunes.

“On ne va pas se laisser faire. Il y a bien un moyen de les contrer, de les empêcher de nous manipuler ainsi.”
“Ça demande réflexion,” conclut Victor.

Coiffé d’un petit chapeau années 50, la barbe parfaitement taillée, il prend un à un les derniers grains de riz qui tapissent l’intérieur de son bol. Lui, il ne mange pas dans une simple boite. Il l’a vidée dans un de ses récipients peints qu’il a ramené de ses vacances en Corée. Il reprend.

“Je suis d’accord avec toi mais avoue, tu ne sais pas quoi faire ?”
“C’est vrai mais ce n’est pas une raison pour ne pas agir.”
“Tu ne vas te lancer dans les rues et faire une manif toute seule ? Et si on y réfléchissait tous ensemble, tranquillement ?”
“Pas trop longtemps alors !”

Les quatre reposent un à un leurs baguettes.

Dimitri ouvre un paquet de biscuit. Zoé le fusille du regard.

“Tiens, tu vois, tu recommences !”
“Quoi ?”
“Tu es en train de manger des biscuits pourris d’une multinationale qui ne pense qu’à faire des bénéfices !”
“Pourris ? Mais non regarde, la date limite n’est pas dépassée…”
“Tu devrais lire la liste des ingrédients et tu comprendrais.”
“Justement, je n’y comprends rien à leur explications.”
“Tu ne penses pas que si c’était bon, ce serait plus clair et avec moins de produits qui n’ont rien à faire dans de la nourriture ? Pourquoi inclure tant de noms barbares dans les ingrédients ?”

Dimitri hoche la tête.

“Pourtant, ils ont bon goût et ils croustillent juste comme il faut.”
“Si tu avais pu les goûter il y a 10 ans, tu aurais vu comme ils étaient bien meilleurs. La boite qui les fabrique passe son temps à essayer de réduire les coûts de fabrication. Des produits moins chers donc moins bons pour la santé, des produits douteux qui produisent un semblant de goût similaire additionné à un marketing massif, nous font croire que nous aimons ce que nous mangeons.”

Nina, assise sur le canapé, écarte les bras.

“Zoé, tu ne vas pas à nouveau nous gâcher la soirée avec tes cris de passionnaria alimentaire. Ça suffit !”

Elle attrape le paquet des mains de Dimitri, en sort deux biscuits et les fourre dans sa bouche, les mâchant à grand bruit.

“Putain, c’est bon. Tiens, passe-moi le cola.”

Cette boisson, c’est une des bêtes noires de Zoé et la grande Nina le sait. Elle dévisse le bouchon et boit goulûment en imitant des gémissements de plaisir.

“Hmmm… c’est bon… hmmm….”

Elle finit par avaler le mélange biscuits-cola dans un grand bruit avant de claquer sa langue et de roter en direction de Zoé. Sans un mot, cette dernière se lève, attrape son sac et se dirige d’un pas décidé vers la porte d’entrée.

Dimitri court après elle.

“Attends ! A chaque fois que Nina te provoque, tu ne vas pas réagir comme ça ? Elle te fait juste marcher.”
“Je crois pas. Mais c’est pas ça qui m’énerve le plus. J’ai l’impression de parler dans le vide. Personne ne m’écoute. Salut !”

Dimitri n’a pas le temps de répondre. Elle a déjà claqué la porte du studio de Victor.

Il revient s’asseoir sur le sofa.

“Elle est chiante parfois…”
“Parfois ? tu plaisantes ? Tout le temps oui !”
“Nina, arrête. Vous étiez pourtant bonnes copines au lycée, non ? Qu’est-ce qui s’est passé à l’université ?”

Elle hausse les épaules.

“J’sais pas. D’un coup, l’année dernière, elle s’est mise à lire tout ce qui avait attrait à la bouffe. Depuis, elle est devenue une intégriste de la nourriture.”

Victor relève son chapeau avant de réagir.

“Tu sais, elle n’a pas tort. On mange de plus en plus mal. Même s’il y a des gens qui essaient de faire des efforts, l’emprise des multinationales est presque totale.”
“Oui mais à ce moment-là, on ne mange plus rien !”

Nina reprend un biscuit avant de continuer.

“J’suis d’accord qu’il faudrait faire des efforts mais merde, c’est impossible.”
“C’est vrai. Si tu n’as pas ton jardin et tu ne vis pas à la campagne, il n’y a pas vraiment de choix. Le bio est trop cher. Pour profiter des AMAP et autres, il faut une voiture.”
“C’est quoi une AMAP ?”

Dimitri vient de poser la question tout en observant du coin de l’œil le paquet de biscuits aux couleurs vives.

“Ce sont des sortes d’associations d’agriculteurs qui te vendent leur récolte en direct de leur exploitation, sans intermédiaires. Le problème pour nous étudiants, c’est qu’il faut pouvoir aller chercher son panier chaque semaine. Quand t’es à pied, impossible !” Victor se sert du cola dans un verre avant de poursuivre. “Et puis, c’est quand même bon à boire ce truc. A petites doses, ça ne peut pas faire de mal.”
“Exactement !”

Dimitri jette un œil vers la porte d’entrée et se glisse latéralement sur le canapé pour se rapprocher du paquet de biscuits. Il tend une main hésitante.

Nina se lève et déploie son mètre quatre-vingts. Ses cheveux blonds sont tirés en une courte queue de cheval.
“Tu as de la glace ici ?”
“Te gène pas surtout…”
“Merci !”

Elle se dirige vers le coin cuisine, ouvre le frigo de Victor et fouille dans le compartiment congélateur à la recherche d’un bâtonnet.

“Dis donc, tu n’as que des parfum vanille ! Pas de noix de macadémia ou de caramel-cookie-pépites de chocolat ?”

Victor va pour la remettre en place lorsque la porte d’entrée de son studio s’ouvre d’un coup.

Dimitri retire brusquement sa main du paquet de biscuits et bondit.

“Zoé ! Tu as bien fait de revenir, tu nous manquais.”

Il n’entend pas le grognement qui vient du frigo. Il est surpris par le regard de la jeune fille. Elle parait illuminé.

“Qu’est-ce qu’y a ? Ça va ?”

Elle s’avance jusqu’au milieu de la pièce d’un pas lent, presque solennel. Victor lève les yeux, intrigué. Même Nina sent qu’il se passe quelque chose et sort la tête du frigo pour observer la scène.

Zoé met les mains sur ses hanches.

“Vous savez quoi ? J’ai trouvé comment agir… pour de vrai. Et ça va faire du bruit !”

(A suivre)

Commentaires

6 commentaires pour “J’ai faim alors je tue”
  1. Florence says:

    Une nouvelle histoire qui démarre ? Mais… Mais… On attend le tome 5 de La femme sans peur, nous ! N’abandonne pas Trinity !
    Cela dit, ta dernière phrase est toujours aussi bonne 🙂

    • Encore une fois désolé d’avoir manqué tous les commentaires ! Ça c’était avant le volume 5… qui depuis a fait son bout de chemin grâce en partie à ta rapidité Florence. 😉

  2. MarieBo says:

    Une nouvelle histoire qui commence ?
    Chouette !
    Et le sujet va sûrement plaire à Lady Smoothies !
    À quand la suite ?

    • Merci MarieBo ! La suite, la suite… on va voir… 😉

      PS : La nourriture est vraiment un sujet que j’aimerai traiter en histoire. Il faut que je trouve le bon angle. 🙂

  3. emmanuelle says:

    Hum…! Un thème appétissant, s’il en est ! Hâte de lire la suite pour comprendre le lien entre le prologue et ce 1er chapître et découvrir la trouvaille de Zoé qui en inspirera, peut-être, beaucoup.

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