L’instant qui prend son temps

Par le 31 October 2014
dans Apprenti philosophe

wheat

Je viens de vivre un instant de grâce, une subtile parcelle de vie intense.

C’était si fort que j’ai envie de le partager avec vous parce que ces petites choses là, elles se produisent très régulièrement tout au long de notre existence et pourtant, nous ne les voyons pas ou peu.

Nous avançons trop vite dans ce tourbillon d’information effréné pour vraiment les remarquer. Nous ne les voyons plus, nous les entendons plus, nous ne les sentons plus. Une main sur le portable, les yeux rivés sur l’écran de l’ordinateur, nous devenons des êtres hypnotisés par le flot continu du superficiel que l’on croit important… et moi le premier.

Alors ? Quel était ce moment magique ?

Le loto ? Un héritage ? La signature avec Amazon pour la sortie US de La femme sans peur ?

Pas du tout.

Sous les pavés, la plage

Eh bien, je fais la vaisselle.

Oui, je lave quelques assiettes et autres cuillères. C’est un exercice difficile pour moi auquel je m’entraine depuis de nombreuses années.

Rien de plus banal et pourtant à une seconde précise, entre deux verres à rincer, quelque chose s’enclenche. Je n’ai rien fait. Les circonstances sont juste parfaites.

Entre mes mains, l’eau roule et fait glisser la mousse qui couvre une tasse. Je respire un grand coup. Je vous jure que c’est vrai. J’essaie de comprendre ce qui m’arrive.

Je suis bien, juste bien.

Mes tracas s’effilochent comme des petits nuages poussés au loin par un vent d’autan.

J’essaie de ne pas laisser mon cerveau s’emballer car il briserait le charme délicat de cette minute. Je me relâche du mieux que je peux et je tente de m’ouvrir.

Bon, “ouvrir” ne veut pas dire grand chose. Ouvrir quoi ? Les oreilles ? La bouche ? Les mains ? Non, sinon je vais casser la tasse qui dégouline d’eau !

Ça y est, mon intellect essaie de reprendre le dessus et d’analyser tout ça. Je le repousse en lui disant que je suis en train de faire quelque chose d’important. Il me demande quoi ? Je lui réponds que je rince une tasse. Il n’insiste pas. Il doit sans doute me croire perdu pour la science.

Tant mieux. Il va me laisser en paix.

Un son doux et joyeux effleure mes oreilles. Il était là avant mais je ne l’avais pas réellement remarqué.

Sur ma gauche, par terre, le petit samouraï (9 mois déjà !) est assis en train de jouer avec une bouteille en plastique qu’il examine minutieusement avant de la porter à la bouche pour la goûter. Concentré, il gazouille sans se rendre compte que je l’observe du coin de l’œil avant de reprendre mon nettoyage.

Derrière moi, j’entends également maintenant le clavier léger de l’ordinateur de ma compagne. Je ne la vois pas mais je sais exactement quelle est sa position, avec le regard polarisé sur ses dictionnaires tout en tapant sa traduction, sans même regarder l’écran.

Je reviens vers mes assiettes, ravi.

Vous allez me dire, c’est ça un instant de vie intense ?

Oui, c’est tout simplement ça. Pas besoin d’Everest à vaincre.

Et c’est évidemment à la portée de tout le monde.

Il est interdit d’interdire

C’est bizarre parce que d’un coup, je me rends compte qu’on me l’a déjà dit et répété, tout ça. J’ai croisé cette idée plusieurs fois dans des livres tout au long de mon cheminement mais je crois qu’il faut le vivre plusieurs fois dans sa chair pour bien le comprendre.

Je me souviens par exemple d’un livre d’Arnaud Desjardins, L’audace de vivre si mes souvenirs sont bons, il y a longtemps, où il parlait de s’acheter un croissant quand on le voulait, librement. Pour moi, ça c’était de la haute philosophie. Cela peut vous faire sourire mais pour moi ce concept fut magique.

Comment ça ? Je pouvais m’acheter un croissant même si ce n’était pas le matin ? Je pouvais également revenir à la boulangerie quelques minutes plus tard pour m’en acheter un deuxième, si je le voulais ? Moi et moi seul ?

Ce fut un de mes premiers vrais actes de rébellion contre une société complètement formatisée. Depuis et encore ces jours-ci, il m’arrive de franchir avec délice les portes d’une boulangerie en pleine après-midi (quel courage !) et de commander, d’une voix ferme d’homme libre, un pain au chocolat.

Bien que la qualité de ces viennoiseries soit en chute libre, j’en frissonne toujours de plaisir. Pensez-y la prochaine fois que vous passerez près d’une boulangerie… rebellez-vous ! (Ça marche aussi avec les pâtisseries et les chocolateries, promis !)

Et puis, bien des années après ma révolte croissantesque, j’ai lu un petit livre de Philippe Delerm, La première gorgée de bière.

L’effet croissant-rebelle s’est alors renforcé.

Moi qui croyait qu’il me fallait à tout prix réussir ceci ou cela, arriver à décrocher cette lune-ci ou ce soleil-là pour exister et être heureux, je commençais à réfléchir au-delà des zones boulangères en terme de bonheur.

Certes, il me fallut encore des années pour bien tout comprendre car on ne se refait pas. Notre société nous a trop bien expliqué où était notre paradis : dans la bonne note, dans le 20/20, dans la première place (si possible en écrasant les croissants des autres).

Je ne suis pas guéri mais je me débrouille mieux.

Enfin, tout récemment un passage d’un livre de Christian Bobin, La folle allure, m’a lui aussi fortement secoué. Je vous le livre dans toute sa beauté :

La légèreté, elle est partout, dans l’insolente fraîcheur des pluies d’été, sur les ailes d’un livre abandonné au bas d’un lit, dans la rumeur des cloches d’un monastère à l’heure des offices, une rumeur enfantine et vibrante, dans un prénom mille et mille fois murmuré comme on mâche un brin d’herbe, dans la fée d’une lumière au détour d’un virage sur les routes serpentines du Jura, dans la pauvreté tâtonnante des sonates de Schubert, dans la cérémonie de fermer lentement les volets le soir, dans une fine touche de bleu, bleu pale, bleu-violet, sur les paupières d’un nouveau-né, dans la douceur d’ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l’instant de la lire, dans le bruit des châtaignes explosant au sol et dans la maladresse d’un chien glissant sur un étang gelé, j’arrête là, la légèreté , vous voyez bien, elle est partout donnée. Et si en même temps, elle est rare, d’une rareté incroyable, c’est qu’il nous manque l’art de recevoir, simplement recevoir ce qui nous est partout donné.”

Céder un peu c’est capituler beaucoup

C’est certain, après cet extrait de Bobin, quoi que j’écrive, ça va paraitre encore plus mièvre. 🙂

Alors je préfère me taire et repenser à cet instant de vie légère entre vaisselle, gazouillis et doigts fins frôlant un clavier.

Vous aussi, cherchez (ce n’est pas si difficile) et laissez-vous envahir par les images, les sons, les odeurs qui vous entourent tout au long de la journée.

Prenez avec confiance votre temps, donnez-lui un peu d’espace et osez y goûter avec délectation, quelque soit le moment de la journée ou de la nuit. Vous y trouverez des pépites que la plus chère des voitures ou la plus affriolante des robes ne pourra vous offrir…

Une connexion parfaite avec le présent et la vraie richesse de votre cœur. 🙂

Commentaires

32 commentaires pour “L’instant qui prend son temps”
  1. Elen Brig Koridwen says:

    C’est merveilleusement dit.
    Merci, Jean-Philippe, pour cet instant de légèreté !

  2. Philippe says:

    Quel plaisir de te relire Jean Philippe !

    Eh oui la vie est faite de petits bonheurs que l’on ne voit plus !
    l’instant présent est partout, dans les choses simples de la vie !
    Nous avons cette chance d’être libre, profitons en !

  3. Olivier says:

    Comme c’est beau ! Et quel plaisir de partager avec toi cet instant qui prend son temps ! Amitié. Olivier.

  4. Bregman says:

    C’est un très beau texte, Jean-Philippe. Il m’arrive de vivre parfois des instants magiques comme celui que tu viens de raconter. Cela est plus facile lorsque l’on prend du temps à jouer avec ses enfants, et qu’on retrouve ainsi son âme d’enfant (ton petit samouraï est sans doute encore un peu petit, mais je me doute que les moments que tu vis avec lui sont déjà des moments hors du temps). Tailler les rosiers me permet aussi de ressentir cette harmonie totale avec le monde extérieur, dans lequel je suis paradoxalement à la fois complètement moi-même et dans l’oubli de moi…
    Cette forme de nirvana s’atteint quand on lâche prise par rapport à son propre ego, je crois.
    Je ne l’ai jamais ressenti en faisant la vaisselle. Par contre, parfois en faisant du ménage ! Lol
    Et sinon, pour l’anecdote de la boulangerie, alors là, non seulement je le fais, mais sans aucune culpabilité ! Il m’arrive même de commencer mes journées avec une pizza (royal !) À midi, j’étais à un buffet à volonté dans un resto chinois. Je commence par du salé, je continue avec du sucré, je reviens au salé… J’adore 😉
    Ça perturbe un peu les serveurs, mais après tout, là où il y a de la gêne, il paraît qu’il n’y a pas de plaisir 😉

  5. J’éprouve régulièrement ce genre de sensation, au volant de ma voiture lorsque, au détour d’un virage ou même en pleine ligne droite sur mes minuscules routes de campagne, un écureuil traverse en bondissant, un chevreuil s’immobilise face à moi… Ou même une chouette : il y a quelques jours à peine, entre chien et loup, elle est apparue dans la lumière de mes phares, je me suis arrêtée et elle m’a longuement regardée de ses grands yeux avant de s’envoler doucement. Un instant magique, où on se sent en harmonie avec la beauté du monde 🙂
    “Recevoir ce qui nous est partout donné” : j’aime beaucoup !

    Florence

    • C’est joli ce que tu dis là Florence… et dire que je l’avais manqué ! Maintenant c’est réparé et je te souhaite encore plein de ces moments-là. 😉

  6. becky says:

    belle article, c’est dommage que nous soyons tellement obsédés par ce qui nous échappe alors que tout nous est donnés, merci!

  7. christophe says:

    Je suis depuis mon enfance comme forcé de cesser toute activité, si plaisante soit-elle, par un petit instant que j’appelle des bribes d’éternité. J’ai aussi longtemps cru que ces pauses dans l’action nuisaient à mon efficacité.Etudes universitaires pas finies, vie professionnelle pas très réussie,vie de famille un peu chaotique; et puis j’ai appris à tailler la pierre. Et aussi la sculpture, qui est devenue ma passion. Et ce que vous décrivez est pour moi une évidence, sans le moindre effort, je sais intimement que je suis une infime part de cet univers,je le sens, comme relié par chaque particule à toutes les autres. Cette certitude m’apaise; et toutes les connaissances que nous avons dans chaque domaine de la science me ramène à ces moments précieux, pas facile à partager; merci de m’en avoir donné l’occasion, frère humain.

    • Merci beaucoup Christophe pour cette belle profession de foi ! Par contre, c’est dommage qu’on ne puisse pas accéder au site pour admirer les sculptures… 😉

      • christophe says:

        Je suis en train de me débattre avec ce “beeeeep” de site. Et j’essaye de rester zen dans ces moments-là;hmmm, pas facile…
        Dès que ça marche , je vous fait signe
        En fait l’activité de sculpture est pour moi une sorte de plongée dans l’intime. C’est un moment ou je me retrouve pleinement. Et mes bois, ou mes pierres, me servent à dire ce que trop de mots ne peuvent exprimer.
        Je les envisage comme des supports de méditation,enfin,j’espère.

  8. Ccile says:

    Merci pour ce beaux moment très zen, sensoriel, présent…

    Est-ce que tu connais ‘la vaiselle méditative’ de Laurent Marchand? Et bien tu n’as pas besoin d’aller y jeter un oeil car tu te débrouilles très bien:-)

    Tu es vraiment cool…

  9. Anne says:

    Quel texte magnifique JP ! Et quelle belle leçon de vie !
    Je le confirme, ta poésie est loin d’être aussi mièvre que tu le crois face à celle de Cristian Bobin !
    Et merci de nous rappeler que la vie ce n’est pas le mode automatique, mais la pleine conscience du moment présent ! C’est une super piqûre de rappel, que je vais devoir relire très souvent, pour ne plus l’oublier !
    Encore merci ! 🙂

    • Eh bien Anne, je vais finir par rougir ! J’ai beaucoup de respect pour le travail de Christian Bobin et j’aime feuilleter, de temps en temps un de ses bouquins. Ils me mettent du baume au cœur. 😉

      PS : Relisons, relisons !

  10. Amibernard says:

    “Entre mes mains, l’eau roule et fait glisser la mousse qui couvre une tasse. Je respire un grand coup. Je vous jure que c’est vrai.”

    Et pourquoi ce serait faux ? 😉

    Bien sûr que c’est vrai. C’est vivre l’intensité du moment présent.
    Et je comprends fort bien la notion de s’ouvrir, dont tu parles. Certains diraient s’éveiller au monde.

    Nous sommes tellement pressés d’habitude, que nous passons à côté de tout ça.
    Sans rien voir, sans rien entendre, sans ressentir ce qui nous entoure.

    Tu dis que c’est donné à tout le monde.
    Je n’en suis pas sûr, Jean-Philippe. Comme les papillons, il faut savoir les attraper. Comme les aliments, il faut savoir les savourer, et prendre le temps de… vivre.

    J’ai vécu le même moment présent en regardant, un jour, une araignée tisser sa toile. Je dirai, on en sort grandi.

    Merci pour ce délicieux rappel.
    l’Amibe_R Nard

    • Merci l’Amibe pour toujours ajouter un (gros) plus à mes articles !

      Tu vas rire mais moi aussi cela m’est arrivé de regarder une araignée au travail. Il y a d’ailleurs toujours une toile d’araignée là où j’habite. Cela surprend les visiteurs et maintenant, il faudra que j’explique au petit samouraï qu’il ne faut pas les déchirer à grands coups de petites mains… 😀

  11. emmanuelle says:

    Bel article qui revient à l’essentiel… La beauté, comme la légèreté est partout à qui veut bien la ressentir.
    Violette Maurice, dont j’avis beaucoup apprécié le livre “Résurgences”, écrit :
    “Mais n’est-ce pas Noël tous les jours à qui sait regarder en silence et retenir le temps présent!”
    Tout est dit 🙂

  12. Patrick LP says:

    Hello Jean Philippe
    Je découvre cet article avec un immense plaisir qui pétille. Il y a parfois des moments magiques dans nos vies, être juste là, avec une présence surprenante, en train de faire la vaisselle, le petit samouraï à tes côtés, le son de doigts qui caressent un clavier en arrière. Une fois je préparais la soupe du soir … j’étais bien. Du bout de la maison j’entendais ma fille jouer au piano. Une émotion intense m’a surpris et m’a donné envie de pleurer. J’étais dans un espace qui ressemble à l’harmonie. Tout était à sa place, tout était PARFAIT. J’ai vécu souvent de tels moments qui ont le gout du croissant. Là ou je ne suis pas d’accord, c’est quand tu veux nous faire croire qu’après un extrait de Christian Bobin (que j’adore) ton texte va paraître mièvre. Je pense que c’est le contraire… ça le rend encore plus vrai, simple et émouvant. Je vais prendre le temps de découvrir ton site, d’avance Merci

    • Merci beaucoup Patrick pour ton témoignage (magnifique !) et aussi, les compliments !

      Voilà le mot important : “harmonie” et, la trouver dans les choses simples est une des plus belles choses que l’on puisse partager avec les plus jeunes générations. 😉

  13. Alex says:

    Incroyable légèreté que l’on retrouve dans la méditation de pleine conscience. Apprécier chaque instant et en voir le plus beau. Encore il est difficile de pouvoir le mettre en mot. Mais tu y arrives, donc bravo

  14. Paul says:

    Un instant de poésie. Un instant éternel, dans notre souvenir en tout cas, mais dont on aimerait qu’il dure plus longtemps. C’est parfois ce que l’on vit, lorsque l’on prend la pleine conscience de ses expériences, lorsque l’on sort d’un rythme artificiel que la société nous dicte et qu’elle exige toujours plus élevé.

    Merci pour ce très beau texte qui nous rappelle à l’essentiel, qui nous invite à prendre de la hauteur, tout en gardant les pieds ancrés ici et maintenant.
    Les plus grands maîtres spirituels l’ont dit : « maintenant est le seul moment qui existe réellement ». Le futur n’existe pas en fait. Il s’agit juste du prochain segment de « maintenant » que l’on va vivre. Lorsqu’on se projette dans le futur, on le fait maintenant. Lorsqu’on se rappelle le passé, on le fait maintenant.

    Il semblerait d’ailleurs que la science commence à aller dans le même sens. Des scientifiques reconnus de très grandes Universités affirment que le temps est juste une illusion et n’existe pas vraiment. Je vous conseille de regarder la vidéo suivante sur YouTube si le sujet vous intéresse (et que vous parlez anglais): https://www.youtube.com/watch?v=4BjGWLJNPcA

    Merci encore pour magnifique texte Jean-Philippe.

    Paul

    • Merci à toi Paul pour ce complément d’information ! J’ai déjà regardé les vidéos de Brian Green, il a fait de nombreuses séries de vulgarisation, elles sont de qualité mais… à cause du progrès, elles vieillissent très vite. 😉

  15. Christine says:

    Merci Jean-Philippe, pour ce moment de partage de vie en la PRÉSENCE ! qui me laisse très très très en paix ; j’en avais besoin avec la maladie qui secoue la Famille….. Ma petite-Fille a 9 mois ; alors tout plein d’INSTANT de BONHEUR o Tous !

  16. Elkin says:

    En lisant votre article, j’ai repensé à ces moments de grâce que j’ai déjà eu et je me suis senti vraiment bien, frisonnant de tout mon être.
    Ce bien être est dû au fait que je ne sois pas le seul à ressentir ces moments, à en profiter, c’est vraiement rare de voir quelqu’un en parler.

    Merci encore pour cet instant !

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