La femme sans peur (13)

Par le 15 August 2012
dans Des histoires

Cet article est la suite de la saga de Trinity Silverman, commencée ici.

Trinity est embarrassée.Elle ne va tout de même pas lui raconter toute son histoire. Christina va la prendre pour une folle et puis surtout, elle aurait honte d’elle-même.“Disons qu’un médicament peut vous faire voir la vie d’une tout autre façon. Les progrès de la médecine ont été incroyables ces dernières années. Mais vous m’avez dit que vous travaillez sur deux jobs ? Ça ne vous stresse pas ?”

L’employée de l’hôtel se rembrunit.

“Je n’ai pas le choix. J’ai une petite fille de 4 ans. Son père nous a abandonnées lorsqu’elle est née. Alors je travaille ici et dans un salon de coiffure. Comme je n’ai pas d’horaires fixes, c’est la galère pour la nounou. Enfin, je survis, pour la petite. Pour Célestina.”

Elle hésite un peu et puis pose sa fourchette, prend son sac et en sort une sorte de petit portefeuille avec un logo “Hello Kitty!”, imprimé dessus. C’est un mini album photo. Elle l’ouvre, tourne les pages et s’arrête. Ses yeux s’éclairent.

“La voilà,” souffle-t-elle “en passant le portefeuille à Trinity.

Cette dernière essuie vite sa bouche avec sa serviette, prend l’album et pousse une petite exclamation.

“Oh, mais elle est absolument adorable ! On dirait une vraie poupée.”

Christina rougit, les yeux brillants.

“Alors, imaginez, pour moi qui suis sa mère. Je la vois comme un ange protégé par Santa Ana, qui vient éclairer ma vie terne.”

Trinity a envie de lui dire que ce n’est pas vrai, que sa vie n’est pas terne, ni triste.

Elle a Célestina, elle.

Sur la page opposée du mini album, il y a la photo d’un tout jeune homme, encore un ado, torse nu, l’air un peu défiant, les bras et la poitrine portant de nombreux tatouages. Il a les mêmes traits que Christina.

Trinity est fascinée par le contraste entre les deux photos, entre innocence et corruption, entre pureté et ombre. Elle lève un regard interrogateur.

Christina reprend doucement l’album de ses mains et le ferme.

“Mon jeune frère. Encore une longue histoire,” murmure-t-elle à contrecœur.

Trinity se reprend.

“En tout cas, votre joli petit bout de chou va grandir. Vous allez avoir de beaux moments avec elle.”
“C’est vrai. C’est à ça que je me raccroche parce que le reste…”
“Ne dites pas ça, les choses changent. On évolue.”

Christina s’arrête de manger.

“Dans ce pays, jamais ! J’ai trop souvent l’impression d’être traitée comme une citoyenne de deuxième classe.”

Trinity l’Américaine encaisse, sans rien dire.

“Et pourquoi vous ne retournez pas au Salvador ?”
“J’aime mon pays, que Dieu le bénisse. Peu de gens le connaissent, tout petit, sur la côte pacifique de l’Amérique centrale. Mes compatriotes sont ouverts et gentils. Les plages y sont belles et tranquilles. Les montagnes couvertes de forêts d’une fraicheur vivifiante.”

Les yeux brillants de Christina se voilent.

“Mais là-bas, on survit. Il n’y a pas de travail. Alors, le mirage d’une vie meilleure m’a prise moi aussi. Le dollar est roi. C’est une longue histoire qui m’a conduite de l’université jusqu’ici.”

Trinity hausse les sourcils, surprise.

“Vous étiez à l’université ?!”
“Oui, j’ai étudié l’anglais et le français. Ne vous fiez pas aux apparences, comme la plupart de vos compatriotes.”
“Mais alors…” commence Trinity, confuse. Elle rougit à son tour, gênée par ce qu’elle allait dire.

Christina l’a bien comprise.

“Vous vous dites, comment j’ai pu me mettre dans une telle situation, mère célibataire avec un job comme celui-là et un père absent ?”

Trinity baisse un peu la tête.

“Je suis vraiment désolée, ça me fait honte… mais c’est bien ça. Vous lisez dans mes pensées.”
“Non, c’est facile,” répond Christina avec un triste sourire. “C’est ce que tout le monde pense dès que j’en dis un peu trop sur mon passé. C’est pour ça que j’en parle rarement. Ça évite les questions embarrassantes pour moi.”
“Vous n’avez pas besoin de me répondre.”
“La vérité est banale. L’amour fou, une erreur de jeunesse, la peur d’être expulsée à la fin de mon visa. Célestina est née ici à Las Vegas, elle est donc américaine et moi, j’y ai gagné le droit de travailler comme une malade.”
“Pour vous en sortir avec votre fille et reconstruire votre vie.”
“Si son père nous laisse tranquilles.”

Pendant quelques instants, on n’entend que les fourchettes.

“Vous êtes courageuse,” dit Trinity.

Christina avale une bouchée de salade avant de répondre.

“Non, pas courageuse. C’est juste que je n’ai pas le choix. Le plus dur dans tout ça, c’est quand son père revient. De temps en temps, quand il a besoin d’argent. A chaque fois, je n’ai pas la force de le mettre à la porte, je dois être encore un peu amoureuse. je me dis que, peut-être un jour…” Elle laisse sa voix flotter. Elle se reprend. “Il me fait un peu peur aussi.”

Trinity sent l’angoisse dans sa voix.

“Vous devriez appeler la police.”
“Pour quoi faire ? Il est le père de ma fille.”
“Vous pourriez obtenir une injonction d’éloignement contre lui et l’obliger à payer une pension alimentaire.”

Christina s’arrête de manger et sourit tristement.

“D’abord nous ne sommes pas mariés. Ensuite, il n’a pas d’argent et j’ai trop bon coeur pour le forcer. Enfin, nous sommes des Latinos et chez nous, on règle nos affaires entre nous. On se méfie d’une police qui n’est pas toujours neutre.”

Trinity hoche la tête et termine sa salade.

“Dans ce cas, j’insiste. Vous êtes vraiment courageuse Christina. Je vous admire et je suis encore plus heureuse de vous avoir invitée.”

Les traits de la jeune mère se détendent et elle rougit à nouveau. Trinity en profite. Elle lève vite son verre et fait signe à Christina de faire de même.

“Au Salvador, un pays que je ne connais pas mais qui possède des femmes fortes et persévérantes !”

Les deux rient et trinquent une nouvelle fois, terminant leur verre de vin blanc.

“Il faudra que vous veniez visiter. Vous verrez, El Salvador est très beau,” dit Christina en reposant son verre.
“Pourquoi pas ?” répond Trinity. “Mais vous serez mon guide, d’accord ?”
“Promis !” souffle la jeune Salvadorienne, beaucoup plus détendue.

A quelques mètres de là, sans qu’elles s’en rendent compte, on les observe.

Deux antennes se sont déployées, puis deux autres plus petites. Ensemble, elles hument l’atmosphère animée de la chambre. Les phéromones qu’elles captent sont agréables, légères, formant un vent optimiste et enjoué.

S’il pouvait, Speedy en sourirait de plaisir.

(A suivre)

(Photo : Carlos Smith)

Commentaires

13 commentaires pour “La femme sans peur (13)”
  1. EstherColmeZem says:

    Vôtre histoire est belle. Elles sont probablement pbservées. Je crois que c’est Trinity qu’on observe, pas trop Christina, à moins que celle-ci soit l’objet de cette observatoire, mais pourquoi ? Elle est mère célibataire. Son conjoint vient la taxer de temps en temps, elle a célestina et son frère. rien de plus banale que la vie d’une mère célibataire telle que Christina, à moins que je me trompe…

    Mon histoire à moi, est plus sombre. Elle ferait rougir les les démographes. La moitié de la planète est criminelle et éxécutée par les anges noirs. ils viennent tous les 500 ans pour faire le ménage de la criminalité en tous genres. C’est vraiment dark !

  2. Florence says:

    En plus, au Salvador, il y a d’excellentes pupusas (des galettes de maïs fourrées au fromage, à la viande, aux haricots rouges…) et des chocobananos (des bananes enrobées de chocolat mises au congélateur, que l’on déguste comme des glaces). Rien que d’y repenser, j’en ai l’eau à la bouche 🙂
    Trinity ira-t-elle au Salvador ? J’en doute 😉

    Florence

  3. EstherColmeZem says:

    C’est un peu comme la cuisine mexicaine quoi, non ? J’adore les enchelada, les fajitas (que je roule comme je peux, ça dégueule de tous les côtés ! MDR ! et l’excellent chili con carne que j’ai bien appris à préparer ! Il déchire grave mon chili.

    • Esther, experte en cuisine mexicaine ? J’ai beaucoup mangé mexicain lorsque j’habitais en Californie. Les burritos et compagnie, j’ai donné ! C’est un peu lourd mais c’est très bon. 🙂

  4. EstherColmeZem says:

    Merci beaucoup Jean-Phi. Je suis heureuse que cette histoire puisse suspendre votre coeur. je l’ai écrite car c’est un éxhutoire de ma colère sinon j’irai dégommer les sales tueurs en série, les violeurs, les terroristes, le crime organisé (quoi que…là, je m’en fous un peu car eux aussi ne tuent que des ordures dans leur genre). envoyez moi une notif pour “LA FEMME SANS PEUR 14”

    • Oui Esther, c’est bien mieux de faire ça par l’écriture qu’en vrai ! Pour s’abonner aux prochains articles, il suffit de cocher la case “Notify me of new posts by email”. 🙂

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