La femme sans peur

Par le 30 May 2012
dans Des histoires

Bolli-Stoli anyone ?

Je m’appelle Trinity Silverman, et ce soir, j’en ai assez de ma vie.

C’est pour ça qu’à près d’une heure du matin je suis encore dans le bar du Four Seasons de Las Vegas en train de boire plus que de raison. Généralement, à cette heure-ci, je dors tranquillement sous mes couvertures dans la chambre d’hôtel de la ville où je dois donner une de mes présentations.

Mais voilà, mon entreprise me sous-paie, mon chef m’exploite, mon copain me ment et ma famille ne me respecte pas.

Il n’est pas joli le tableau.

Alors je bois. Non, je ne suis pas une alcoolique. Je me contente d’un Bolli-Stoli.

Il y a 45 minutes, je n’avais aucune idée de ce que c’était. Mais apparemment, le barman s’ennuie et a gentiment proposé de faire mon éducation “cocktailienne”. Je ne sais pas ce qu’il me trouve.

Il parait qu’un bolli-Stoli, c’est trois volumes de champagne Bollinger et un volume de vodka Stolichnaya, servi dans une flûte. Prix de la flûte ? 21 dollars !

J’ai cru qu’il voulait me voler.

Mais non, il m’a dit qu’il me le faisait à moitié prix. Je ne sais vraiment pas ce qu’il me trouve.

J’en suis maintenant à mon troisième. Le barman a l’air inquiet. Je ne comprends pas pourquoi. Ça se boit comme lorsque je déguste un jus de fruit.

Un homme s’approche, verre à la main. Il est gros. Cheveux gris. Bretelles sous sa veste ouverte. Nœud papillon cramoisi. Des yeux marrons où brille une lueur de fin de soirée. Lui aussi il a bu, et plus que moi, je pense.

Il s’assied à mes cotés, sur ma droite, me regardant.

“B’soir.”
“Bonsoir.”
“Seule ?”
“Non. Mon fiancé est au casino.”

Il glousse.

“Pourquoi toutes les femmes seules ont-elles besoin de se créer un alibi ?”

J’ai envie de le gifler. Mais je n’ose pas.

“Écoutez, vous êtes seule, je suis seul et j’ai horreur des jeux de hasard. Je cherche juste à bavarder car je m’ennuie. Je m’appelle Paul. Paul Davenport,” dit-il en tendant sa main droite.

J’hésite un peu mais le Bolli-Stoli commence à faire son effet. Je lui rends sa poignée de main. “Trinity Silverman.”

Elle est un peu molle.

“Qu’est-ce qui vous amène à Vegas, Trinity ?”

J’hésite à répondre.

Il comprend et met tout de suite la main sur son cœur. “Promis, je ne cherche pas à connaitre vos secrets !” Il vide son verre. “Moi je suis ingénieur chimiste, je travaille pour les laboratoires Marck.”
“Le géant pharma ?”
“Exactement. Je suis ici pour un séminaire de pharmaciens du sud-ouest des États-Unis. On leur présente de nouveaux médicaments. Et vous alors ?”

Je me détend un peu. C’est bon le Bolli-Stoli.

“Moi je suis dans les placements financiers, les échanges de devises. Le forex si vous connaissez.”
“Ah oui ! Tout le monde peut faire fortune dans le forex, c’est ça ?” dit-il avec un air enjoué.

Je ris un peu.

“C’est ce que les pubs disent. Mais 90% des gens perdent tout. Ce sont les 10% restant, les traders pros qui ramassent tout. Et moi je fais des conférences pour eux.”

Paul fronce les sourcils.

“Vous leur apprenez quoi puisque ce sont des pros ?”
“Je travaille pour une société, MetaForex, qui fabrique des logiciels pour gérer votre portefeuille en ligne. Il est très performant et moi je leur fais des démonstrations pour qu’ils l’achètent.”

Paul siffle entre ses dents.

“Une femme chez les requins de la finance… pas trop dur ?”

Mon visage s’assombrit. Paul détourne le visage et appelle le barman.

“Mettez-moi la même chose,” dit-il en pointant du doigt mon Bolli-Stoli.” Vous en reprenez un ?”
“Non, non. J’en ai bu assez, merci.”

Le barman, l’air soulagé, acquiesce.

Paul reste silencieux quelques secondes puis tourne son visage joufflu vers moi.

“Vous n’aimez pas votre boulot, hein ?”

Je secoue la tête.

“Pourquoi ? Je suis certain que vous êtes douée pour ça !”

Je soupire.

“J’aime étudier le marché, parier dessus et gagner. Et c’est vrai, je suis plutôt bonne à ce jeu-là. Mais les conférences, je les ai en horreur. Tous ces traders, sûrs d’eux, machos, méprisants. Je les déteste… Ils me font peur. A chaque fois que je dois faire une présentation, je ne peux rien manger, sinon je vomis tout.”

La barman apporte le Bolli-Stoli. Paul le remercie de la tête et enchaine.

“Pourquoi vous ne les envoyez pas balader ? Si vous êtes bonne en forex, vous pouvez bien gagner votre vie, non ?”
“Théoriquement oui. Mais…”

Paul me regarde. Ses yeux marrons changent d’expression mais j’ai du mal à comprendre ce que ça veut dire. J’ai envie de parler. Merci Bolli-Stoli.

“… rien que d’y penser, je panique. Et si je perds toutes mes économies ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Ma famille ne le verrait pas d’un bon œil non plus. Pour eux, le travail c’est au bureau, pas à la maison.”

Ma voix est à peine audible. Ma tête est un peu lourde.

“Et votre… fiancé ?”

Je lève la main et la laisse retomber un peu trop lourdement sur le comptoir, comme pour dire, “lui, n’en parlons même pas.”

Paul boit une longue gorgée de sa flûte avant de se rapprocher.

“Trinity, vous avez tout pour être heureuse…” sa voix chuchote.
“Oui… c’est ce que tout le monde me dit. Mais ils ne savent pas ce qui se passe ici,” et je touche le haut de ma poitrine. “J’angoisse tout le temps. Ça me fait mal. Physiquement. Vous voyez, je me laisse trop dominer.”

D’un coup, j’attrape ma flûte et je la finis. C’est bon, le Bolli-Stoli.

Je la repose doucement puis je regarde Paul dans les yeux.

“Un jour, je voudrais tous les envoyer promener !”

J’ai dû parler fort car, surpris, il a reculé en cillant. Mais il revient, lentement. Il pose son bras gauche sur le haut de mon dossier.

“Ça serait bien si vous n’aviez plus peur, non ?”

Je hoche la tête, perdue dans mes pensées.

“J’ai tout fait, les psy, la méditation, l’hypnose. Rien ne marche. Franchement, si…”

Je baisse la tête. Les larmes me montent aux yeux. Paul vide rapidement son verre. Il approche la bouche de mon oreille.

“Et si moi, j’avais la formule magique ?”

Les yeux embués, fixés sur le zinc du comptoir, je fronce les sourcils. Je relève la tête. Paul me regarde de trop près avec un sourire que je n’aime pas. Je crois. Le Bolli-Stoli est soudain plus présent. Lourd dans mon crâne.

Je me recule un peu.

“Quelle formule ?”

Il se rapproche. Son haleine sent fort le Bolli-Stoli et la  fumée de cigarettes.

“La formule magique qui vous permette de vous ôter toute peur, en toute circonstances…”

Un de ses doigts touche mon dos.

(A suivre)

 

 

 

(Photo : nahlinse)

Commentaires

57 commentaires pour “La femme sans peur”
  1. Cédric says:

    Bonjour J.Philippe,

    Merci pour le suspens…

    j’ai hâte de lire la suite !

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Cédric ! En attendant, pour patienter, je peux te servir un verre de Bolli-Stoli… 😀

  3. Yann says:

    Bravo, Jean-Philippe. A quand la suite ? Pour le Bolli-Stoli, c’est du lourd 😉

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Yann ! Je vois que j’ai affaire à un expert… 8)

  5. Mohamed says:

    Alors ça c’est pas cool, j’étais à fond !!!

    Excellente cette histoire, vraiment envie de découvrir la suite 🙂

  6. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Mohamed ! Ta place est réservée au comptoir, ta flûte est déjà prête. 😉

  7. marie says:

    je veux la suite !! je veux la suite!!!hhhhaaa impatiente !!!j’adore!!!!!!

  8. Jean-Philippe says:

    Ah, merci beaucoup marie ! …et qu’est-ce que je peux t’offrir pour te faire patienter ? 🙂

  9. Bruno says:

    Rahhh, pareil, c’est très bon, j’ai hâte de lire la suite 🙂

  10. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Bruno ! Comme je le disais aux autres, il y a encore de la place autour du comptoir. 8)

  11. damien says:

    j’étais à fond dedans… et puis j’ai cru au pire.
    Ouf, il n’a qu’un doigt sur son dos ! Mais c’est pas fini….

  12. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Damien pour ton commentaire ! 😉

    Mais peut-être que le pire est à venir ?…

  13. Jean-Pierre says:

    par le pouvoir du bolistoli ancestral !

    J’ai bon ?

    Cela dit, moi, avec mon aversion de l’alcool, je n’aurai même pas eu le pouvoir apaisant du bolistoli. Quant à celui du jus d’orange ou de l’eau gazeuse ou même du soda… Et pas plus la force du café. C’est vraiment trop injuste de tout devoir faire soit-même même quand on est dans un état comme la dame-là.

  14. Jean-Philippe says:

    Ah, Jean-Pierre, tu m’as bien fait rire ! Alors tu ne bois que l’eau ? 😉

  15. Jean-Pierre says:

    on, mais l’alcool j’aime pas.

    je ne m’interdit pas d’en boire. Mais je n’en bois pas. Je ne recherche pas l’ivresse. Je n’aime pas le goût. Ni l’arrière-goût. Et j’en sais les dangers.

    À propos de cela’ j’avais gouté par curiosité de la ljiqueur de bière. Aucun intérêt. Alors perdu pour perdu, j’ai mélangé au fond qui me restai de ce breuvage fort (45°) un demi-verre de coca et j’ai goûté, pour voir ce que ça donnait (ayant lu que ce genre de mixture faisait des ravages d’ancoolisation chez les jeunes).

    Je confirMe sa dangerosité. Jqai bu ça sans problème. Je me suis arrêté à la moitié de mon mélange, parce que je venais de boire vite et assez plaisamment autant que j’avais eu du mal à avaler ! J’ai jeté le reste.

    Mais ça n’avait pas assez, pour moi, pour me faire préférer ce mélange à d’autres sans alcool. Personnellememnt, j’ai un faible pour jus d’orange + jus de canne + citron vert. À voir avec du schweppes en plus, tiens…

  16. Jean-Philippe says:

    @Jean-Pierre Et tu n’avais pas la tête qui tournait après ? …Du 45° quand même ! Sinon merci pour ta recette que je vais m’empresser de tester, dès que j’ai du jus de canne. 8)

  17. Jean-Pierre says:

    @Jean-Philippe Non, j’avais un un dé à coudre au départ (3 à 5cl au maximum) et je venais de manger.

    ah sinon mon mélange fétiche c’est orangina (la version originale !) + une rasade de crème de cassis à 15°. Pour des raisons tout à fait personnelles et parce que ça se boit bien (à défaut d’avoir une belle couleur 😉

  18. Jean-Philippe says:

    D’accord ! Ça c’est plus facile à faire. 🙂

    (Désolé de te questionner encore mais c’est un orangina entier et une “rasade”, ça veut dire un fond ?)

  19. Alexandre says:

    Bonjour,

    Je viens tout juste de lire cet article, et j’ai hâte de lire la suite! En tout cas, bravo pour vos talents d’écriture, on est vraiment captivé par le récit.

    • Merci beaucoup Albin pour votre commentaire et vos compliments ! En fait, pour lire la suite, il suffit de cliquer sur le “A suivre” entre parenthèses, en bas du texte. Dépêchez-vous, on en est déjà au chapitre 11. 😉

  20. Robbe says:

    La pauvre ! Elle se trouve un mec qui est au casino, comme alibi. Envoies Paul Davenport se faire voir chez les grecs, ce sera plus expéditif et plus franc. Les hommes comme lui ont besoin de se faire recadrer un peu.

    • Merci beaucoup Robbe pour le commentaire ! Toujours aussi directe, n’est-ce pas ? Mais attention… Paul Davenport n’est peut-être pas celui qu’il parait être. 😉

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