La conjugaison (7)

Elles sont belles et impressionnantes

(Cet article est la fin d’une histoire qui a commencé ici.)

Assis à son balcon, le vieil homme regarde le paysage des montagnes alpestres qui s’étale devant lui.

C’est magnifique et impressionnant.

Cette vue, il l’aime par dessus tout parce que, face à ces géants de roc immémoriaux, il se sent minuscule, il comprend bien la toute petite place de l’homme dans l’ordre des choses.

Alors oui, il aime bien être là quand il fait frais pour méditer, à sa façon. Il reprend une gorgée de bière bien fraiche et mousseuse. Il fait doucement claquer sa langue de plaisir.

Sur la table, il y a une lettre qui est arrivée ce matin.

Il se doute bien de son contenu mais il prend son temps car, ce genre de courrier, il lui faut le savourer lentement. Un peu comme sa bière.

Il met ses lunettes, déchire l’enveloppe et en sort un feuillet. Tenant la lettre d’une main, tapotant sa bouche de l’autre, il commence à lire.

Cher monsieur,

Cela fait un petit moment que je voulais vous écrire mais je ne fais que reporter le moment. Finalement ma femme m’ayant poussé, je le fais aujourd’hui, bien qu’écrire une lettre, ce n’est pas mon fort.

Comme vous avez vu passer beaucoup d’élèves dans vos classes, je ne pense pas que vous vous souveniez de moi. Ce n’est pas grave. Je voulais juste vous raconter mon histoire.

Jusqu’en 3ème, ma scolarité a été banale. Mais à ce moment-là, mes notes sont devenues de pire en pire, mes potes m’encourageant à envoyer tout balader et ma famille me disant de m’accrocher. C’est à cette époque que le prof principal m’a convoqué. C’était un peu la convocation de la dernière chance pour moi.

Je me souviens très bien du rendez-vous. J’étais assis, seul, face à lui, l’écoutant vaguement me sermonner. Soudain, derrière son bureau, il s’est dressé et en agitant un doigt accusateur, il m’a presque hurlé que je devrais étudier au lieu de m’amuser.

Dans ma tête, il y a eu comme un déclic.

J’ai froncé les sourcils. Cette image me rappelait quelque chose, mais quoi ?

Il a ensuite levé les deux bras en l’air dans un signe d’impuissance en me disant que je devrais faire un effort si je voulais sauver mon année scolaire.

Et là, oui ! Je me suis souvenu d’un monstre de prof se trainant le long des rangées et effrayant tout le monde, quelques années plus tôt. Je me suis souvenu de vous et de vos bras levés, de votre démarche bancale, de vos grognements sourds et ça m’a fait sourire.

Cela n’a pas plu au prof principal qui m’a fait sortir de son bureau, outré par mon insolence.

Dans le couloir, riant encore, je me suis demandé pourquoi je me rappelais de cette image de l’école primaire ? Il m’a fallu plusieurs minutes avant que ne me revienne la raison : les “devrais” du prof principal avaient sans doute fait ressurgir dans ma mémoire une image qui m’avait impressionné : vous, courant dans tous les sens parmi les rangs de notre classe de CM2.

Vous étiez vraiment un drôle de prof !

Après, tout ce que vous nous aviez raconté cet après-midi là, m’est revenu. En 3ème, j’étais vraiment perdu, j’avais beaucoup de doute et, je ne sais pas pourquoi, je me suis raccroché à votre image et à vos paroles.

Je me suis éloigné de ma bande et j’ai essayé le système de récompense avec les jeux vidéos comme vous le disiez. J’ai été étonné de voir que ça fonctionnait. Petit à petit, mes notes sont remontées, juste assez pour passer.

Mais, le plus important, c’est que vous m’avez redonné confiance en moi. Tout seul, grâce à votre système, j’ai pu comprendre que je pouvais faire, créer, avancer dans ma vie et mes buts.

Aujourd’hui je travaille comme ingénieur production sur une plateforme pétrolière et j’adore ça. Ma femme moins. D’ailleurs vous la connaissez. Elle était aussi dans notre classe mais, en CM2, j’étais trop fier pour lui parler. En fait, j’avais trop peur de son intelligence et de ses Harry Potter. Depuis, nous avons fait la paix.

Voilà, j’espère que votre retraite est paisible et je suis certain que vous recevez régulièrement des lettres comme la mienne. Vous nous l’aviez dit à l’époque et maintenant je comprends pourquoi.

Portez-vous bien et nous vous souhaitons de bien profiter de votre temps libre.

Merci monsieur, du fond du cœur.

Lahcène et Emma.

PS : Vous vous rappelez de mon copain Jonathan ? Je l’ai perdu de vue mais je sais qu’il a fait des études dans la programmation informatique. Il m’avait dit un jour où on s’était revu : “Puisqu’il faut s’offrir les récompenses après les devoirs, moi j’ai décidé de faire de ces devoirs, des récompenses.” Depuis, il crée et programme des jeux vidéos. Comme ça, il se récompense tout le temps !

PPS : Je vous joins une photo de nous avec notre petit garçon. Nous l’avons prénommé Baptiste. Lui aussi, il apprend déjà à ne pas dire “devrais”.

Le vieil homme tient toujours la lettre d’une main, mais l’autre ne tapote plus sa bouche. Elle est figée dessus, retenant le premier hoquet d’une émotion qu’il essaie de contrôler. Mais ce sont ses yeux qui le trahissent.

Bientôt, sur son balcon, il ne voit plus très bien le paysage avec ses montagnes transcendantes qui disparaissent dans un flou artistique et humide.

Monsieur Baptiste ne s’habituera jamais aux lettres pleines de souvenirs colorés de ses anciens élèves. Chacune est une porte ouverte unique sur un passé révolu depuis longtemps mais qui, à chaque fois, rejailli, plus vivant que jamais.

Finalement, il se lève doucement et, photo en main, il rentre dans son appartement. Il passe le salon pour aller dans son bureau dont il ferme la porte derrière lui. A gauche de la porte-fenêtre, il y a un grand mur.

Il est couvert de clichés.

Que des anciens élèves, la plupart avec leur famille. Tous, des ex-devrais.

Monsieur Baptiste prend une petite épingle et ajoute la photo qu’il tient en main dans un coin spécial, un peu à l’écart, où plusieurs dizaines de clichés sont isolés par rapport à tous les autres.

C’est le coin des petits Baptiste.

Et ils sont nombreux.

(Photo : Davers)

Commentaires

13 commentaires pour “La conjugaison (7)”
  1. Alexis says:

    Quel sage ce M’sieur Baptiste.

    Comme quoi, l’inception n’est pas impossible.

    C’était une belle histoire et, moi aussi, maintenant, le conditionnel me fait peur.

    Mais en temps que rebelle d’esprit, ça m’embête un peu que tu ais limité l’utilisation des récompenses pour la réussite à l’école.

    Enfin, c’est mieux, à nous de l’utiliser ailleurs.

    Par contre, Jon’ est très intelligent, faire des devoirs des récompenses c’est un peu faire d’une passion son métier ; le meilleur qui puisse arriver non ?

    Si je ne me trompe pas, tu vis grâce à tes livres ? Et c’est clairement une passion ? Donc finalement tu te récompenses dès que tu exerces ton gagne-pain. Quelle merveille.

    Une autre, une autre.
    Tiens, tu devrais essayer de… non je plaisante 😉

    À la prochaine
    Alexis

  2. Amibe_R Nard says:

    Une Happy-end, pleine de sagesse 😉

    Le conditionnel ne peut pas être présent, aurait dit Eckhart Tolle.

    Plus aucun devoir, rien que du pouvoir.
    Voilà ce que je vais retenir de cette histoire et de cet apprentissage.

    Merci à toi, Jean-Philippe. 😉
    l’Amibe_R Nard

  3. ChrisToonet says:

    Tu m’as donné le même flou artistique ! Encore une fois MERCI JP !

  4. Thierry says:

    superbe!
    Il y a bien pire que le conditionnel présent du verbe devoir. C’est le conditionnel passé du verbe devoir! C’est terrible le conditionnel passé du verbe devoir. C’est sûr que si on pratique intensément le conditionnel présent, on fini par passer au conditionnel passé un jour ou l’autre.

  5. josh says:

    Pffff, vous m’énervez, vous avez réussi à me faire sortir une larme.
    Et surtout plus important, même si je suis adulte maintenant, le conditionnel présent du verbe devoir est maintenant banni, et ça le sera aussi pour mes enfants.

  6. Florence says:

    Jolie fin d’histoire qui m’a rappelé quelque chose, même si mon fils ne se prénomme pas Gérard 😉
    Sinon, pour un buveur de thé, tu as parfaitement su évoquer la bière. D’ailleurs, je crois que je vais aller m’en servir une !
    Continue à nous raconter des histoires 🙂

    Florence

  7. Jean-Pierre says:

    sniff… pas de crème brûlée… même en souvenir. Il devrait pourtant s’en payer une dans ces occasions-là (s’il en a encore les moyens…)

    @Thierry : très juste remarque. Mais il est assez facile de ne pas s’attarder sur les «j’aurais dû», par essence inutiles. On finit assez souvent par s’en débarasser (dans la vie normale s’entends).

    Les« je devrais» sont eux beaucoup plus pernicieux.

  8. Thierry says:

    @Jean-Pierre il doit y avoir un passage dans la vie entre le je devrais et j’aurais dû. Je pense qu’à partir de 60 ans, il y a plus de j’aurais dû que de je devrais.

  9. Jean-Pierre says:

    @Thierry à 45 ans j’ai déjà pas mal dej’aurais dû. Mais avec le temps on voit aussi, ultérieurement à chaque j’aurais d des passages qui valent d’avoir été vécu et qui, sans ces j’aurais dû, n’aurais sans doute pas été possible. Alors est-il vraiment vrai ce j’aurais dû ? Ne devrait-on pas dire «je n’ai pas pris la bonne^H^H^H^H^H plus opportune des décisions, mais bon’ tant pis, le monde a continué et j’ai su en profiter quand même !» ?

    et son corollaire : «je tâcherais quand même de m’en souvenir car le futur antérieur n’est pas une raison pour insulter le futur simple» ou comment se servir de son expériene passée.

  10. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup à tous et à toutes pour vos compliments qui me touchent beaucoup comme d’habitude ! 😀

  11. Morena says:

    T’es jolie histoire! J’adore. On a tous 1 prof qui nous a marqués. Moi c’était Mr Blanchet, prof de biologie au lycée. Tellement passionnant que j’ai fait carrière dans la biologie. J’ai déjà songé à lui écrire…
    Merci JP!
    Valérie

    • Merci beaucoup Morena pour ton témoignage ! Une preuve supplémentaire de l’importance des profs…

      Il faut absolument lui écrire à monsieur Blanchet, car tu n’imagines pas le plaisir que tu lui feras (et à toi aussi en faisant une belle action). 🙂

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