La conjugaison (6)

Ouiii !

(Cet article est la suite d’une histoire qui a commencé ici.)

Emma a déjà levé sa main.

“Monsieur et s’il faisait ses devoirs avant qu’elle ne lui dise tu devrais ?”

Jonathan lève les yeux au ciel.

“Ça parait logique Emma,” lui répond monsieur Baptiste en souriant. “Mais je crois que Jonathan a justement un problème dans ce domaine. C’est celui de commencer ses devoirs, sinon sa mère ne viendrait pas le pousser.”
“Alors, il n’a qu’à lui dire qu’il va les faire !” dit Lahcène en riant. “Au moins, ça la calmera et, pendant ce temps, tu pourras tranquillement jouer,” rajoute-t-il en faisant un clin d’œil à Jonathan.

Ce dernier fait une grimace.

“Ben, on voit bien que tu ne connais pas ma mère. Ça me donnera tout juste le temps de jouer deux ou trois parties, pas plus.”
“Oui mais c’est toujours ça de gagné pour atteindre le niveau 3, tu sais ? Et ensuite…”
“Excusez-moi !” interrompt monsieur Baptiste. “Nous parlons de stratégies pour faire ses devoirs, pas pour améliorer son taux de réussite sur sa Wii.”

Les yeux des deux garçons s’éclairent.

“Ah m’sieur, vous connaissez la Wii ? Vous y jouez ?” demande Lahcène.
“Non pas du tout, juste de nom. Mais, mais, mais… voilà un élément clef pour toute la classe : Jonathan adore les jeux vidéos. C’est juste ?” dit-il en se tournant vers l’intéressé.
“Ben oui… comme tout le monde quoi…”
“Ah non, moi je préfère lire un bon Harry Potter !” dit Emma.
“Eh, à 10 ans, tu lis ça toi ? Comment tu te la pètes oui !” répond Lahcène du tac au tac, ce qui fait rire une bonne partie de la classe.

Monsieur Baptiste lève les bras.

“Moins fort, s’il vous plait ! Mais voilà des éléments intéressants pour tout le monde.” Il fait une pause avant de reprendre. “Et si chacun choisissait une récompense à s’attribuer pour avoir commencé ses devoirs le plus rapidement possible ? Par exemple Jonathan se promettrait de ne pas toucher à la Wii tant qu’il n’aurait pas entamé ses devoirs.”

Dans la salle, on réfléchit. Finalement Jonathan lève la main.

“Ben… qui est-ce qui va nous contrôler pour être sûr qu’on triche pas ?”
“Personne Jonathan. Personne. Tu t’auto-contrôles,” répond le maitre.
“Oui mais là, je peux tricher. Ça va pas marcher !”
Tu préfères que ta mère vienne te dire tu devrais ?”

Un silence suit. Monsieur Baptiste sait que le moment est crucial. Il faut qu’il réussisse à leur glisser l’idée qu’ils peuvent être autonomes, même s’ils pensent qu’ils ne sont que des enfants, entièrement dépendant d’adultes.

Ce qui est totalement faux. Partout dans le monde, des enfants arrivent à se gérer correctement – dans certaines limites – sans avoir besoin de leurs parents tout le temps derrière eux. La difficulté est de leur faire redécouvrir leur propre pouvoir.

“M’sieur, ça peut pas marcher. J’aime trop mes jeux vidéos et pas du tout les devoirs,” dit Lahcène.
“Et si tu essayais ?” répond le maitre. “Je ne dis pas que tu vas tout faire d’un coup mais au moins, tu étudies un peu avant de passer aux jeux et tu recommences la même chose un peu plus tard. Tu évites les devrais et tu seras content de toi.”
“Vous rêvez m’sieur !”

La dernière remarque du garçon est à la limite de l’insulte. Mais monsieur Baptiste est habitué. Il continue.

“Lahcène, et vous tous, vous me connaissez bien. Ça fait un an que nous sommes ensemble et ça va faire 37 ans que je fais les CM2, donc j’ai un peu d’expérience, non ? Alors, écoutez-moi bien.”

Il fait une pause. La classe est silencieuse. Il reprend lentement, articulant bien chaque mot.

“Il n’y a pas une seule personne dans cette salle qui ne pourrait pas y arriver.”

Pas un élève ne bouge, tous suspendus aux mots de leur maitre. Ce-dernier les regarde un à un, bien dans les yeux.

“Chacun d’entre vous peut le faire. Ce n’est pas une parole en l’air. Quelles que soient vos circonstances, vous avez la capacité de commencer vos devoirs et d’ensuite vous récompenser.”

Cette fois-ci, pas une remarque, pas même un mouvement ne vient interrompre son discours.

“Vous n’avez pas besoin d’un père ou d’une mère qui vous rabatte les oreilles avec ses devrais. Tout seul ou toute seule vous pouvez y arriver… Comment je le sais ?…”

Pendant une seconde, on entend l’écho de sa voix comme si elle résonnait sur les quatre murs.

“Oui, comment vous savez ça m’sieur ?” dit soudain Lahcène sur un ton défiant, rompant ainsi la magie du moment. Il est approuvé de la tête par Jonathan et d’autres garçons.

Monsieur Baptiste écarte les bras.

“Comment ?… C’est tout simple. Avant vous, j’ai vu passer dans cette salle des centaines et des centaines d’élèves. Certains étaient dans des situations bien plus précaires que les vôtres et ils ont réussi à stopper les devrais de leur entourage… pour leur plus grand bien !”
“Ils vous l’ont dit ?” insiste Lahcène.
“Non, ils me l’ont écrit… bien des années plus tard. Une fois qu’ils étaient adultes.”

Un murmure parcourt la classe. On se regarde. Ça flotte un peu. On hésite. S’il a des lettres, c’est peut-être que ça doit marcher.

“Et puis,” rajoute monsieur Baptiste, “Ça marche aussi pour vos je devrais. Supprimez-les de votre vocabulaire. Lancez-vous, accrochez-vous au maximum et pensez simplement à votre récompense.”

Dans les rangs, on commence à discuter. Monsieur Baptiste les laisse faire. Il leur faut un peu de temps pour assimiler tout ça. Ce qu’ils comprendront un jour, bien plus tard, c’est que l’idée de récompense est un leurre. A chaque fois qu’ils ouvriront un cahier avec l’intention de ne pas rester plus de cinq minutes dessus, dans la majorité des cas, ils dépasseront largement cette limite.

Monsieur Baptiste pousse un petit soupir. Voilà, sa petite “contribution” personnelle, pour cette année scolaire, est terminée.

Il revient vers son bureau alors que dans son dos, le brouhaha s’amplifie.

Ça discute, ça argumente, ça n’est pas d’accord et c’est normal. Il faudra du temps pour que “ça” accroche.

Le maitre se dit que dans une semaine, les grandes vacances commenceront.

Dans dix jours, il sera là-bas dans ses montagnes.

Et cette pensée le fait sourire, doucement.

(Suite et fin)

(Photo : cinefil_)

Commentaires

13 commentaires pour “La conjugaison (6)”
  1. josh says:

    Une petite coquille ici “ce qui faire rire une bonne partie”
    J’attends la suite avec impatience.

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup josh pour la correction !… et le compliment. 😉

  3. Fan says:

    Il fait une pause…

  4. Jean-Philippe says:

    Ah oui, merci Fan d’avoir remarqué cette belle faute, qui m’a bien fait rire !

    D’ailleurs merci beaucoup à tous de prendre le temps de venir noter ici mes fautes. Très sincèrement, j’apprécie beaucoup. 🙂

  5. Jean-Pierre says:

    Je vais me faire l’avocat du diable.

    le préambule : pourquoi le prof pense-t-il àa ses vacances ? Sa récompense était son dessert au restaurant. C’est à cela que je pense qu’il est en train de penser.

    Et là, j’ai très fort envie d’écrire : « pourquoi penserait-il aux vacances ? ne DEVRAIT-il pas penser à sa crême dessert ? »

    J’ai l’impression qu’ici ce devrait n’a pas le sens honni, mais marque simplement une autre possibilité, qu’on estime être la plus probable. Et elle ne me semble pas source de procrastination.

    Maintenant, Jean-Philippe, il faut que tu nous donne un récit pour savoir comment trouver sa récompense philosophale et rédemptrice !

    ee qui ne m’empêche pas déjà de te remercier pour ce beau récit comme j’ai finalement décidé de le faire (c’était facile de tuer le [bip] en l’occurence).

  6. Jean-Philippe says:

    Ah, Jean-Pierre, tu m’as bien fait rire avec ton analyse ! 😀

    Mais, je vais être honnête avec toi : j’ai complètement oubliée la crème brûlée… heureusement tu me le rappelles et elle devrait faire un petit retour dans l’épisode final. Ou, si je n’y arrive pas – parce que je l’ai déjà écrit – , je rajouterai une petite partie entre la 6 et 7 lorsque je sortirai cette nouvelle en kindle. 😉

    Toutes mes excuses à tous lecteurs pour cette erreur (la crème brûlée c’est important !) et encore un grand merci à toi Jean-Pierre de l’avoir signalé.

    PS : Petite question : tu as lu cette nouvelle d’un coup ou au fur et à mesure que je sortais les épisodes ?

    PPS : Tu sais que tu ferais un excellent relecteur de manuscript ?… 8)

  7. Alexis says:

    Excellente histoire !

    Par contre, c’est comme pour Jean-Pierre, le fait qu’il pense à ses vacances plutôt qu’à sa crème m’a un peu déranger, mais c’est le seul reproche que l’on peut te faire !

    Elles sont vraiment dotées d’une sacrée intelligence, tes histoires. C’est super d’avoir dans son tour du blog, un unique, divertissant et enchanteur comme toi.

    Là encore, ça ferait un excellent film de développement personnel, ce qui n’existe pas je crois (on a les conférences, les reportages, mais rien qui mêle le divertissement avec)

    Je dis souvent que le conditionnel nous fait perdre le temps de réaliser ce que l’on “éventualise”, toi, tu mélanges carrément ça avec une histoire, et une carotte. Parfait.

    Merci pour ces moments de détente et d’apprentissage, c’est comme cela que devrait être l’école d’ailleurs, pas comme une corvée !

    Comment tu trouves toutes ces idées ? Et comment arrives-tu autant à les développer ?

    Au plaisir 😉
    Alexis

  8. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Alexis !

    Comment je trouve ces idées ? Franchement, je crois que ce sont elles qui me trouvent et pas le contraire. Ensuite pour développer, c’est beaucoup d’écriture avec souvent beaucoup de déchets. J’essaie une piste et si ça ne me plait pas, je pars sur une autre et puis une autre et encore une autre, etc.

    Si tu connais les multivers de la théorie des cordes, je vois mes histoires un peu comme ça. 😉

  9. Jean-Pierre says:

    @Jean-Philippe

    J’ai lu tout d’un coup. ça aide. Ton style m’a rappelé un peu celui de Bernard Werber : après un ou deux bouquins, on devine à peu près très bien où il va (quand il ne sabote pas — j’ai pas du tout apprécié la double pirouette finale sur “nous les dieux” même si la dernière était bonne en soi (je m’attendais à plus ou plutôt j’en voulais plus)). Mais on continue de lire et d’apprécier. Mais tes histoires étant plus cortes, elles ne souffrent pas des lourdeurs des siennes. C’est rare une grande histoire sans lourdeur.

    Mais la leçon est bonne sur les affres de la conjugaison honni.

    (pour le fait qu’on devine la suite dès le 1er épisode, c’est surtot d^au contexte de ton blog ; le texte en lui-même n’éclaire pas vraiment assez tout seul).

  10. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Jean-Pierre pour ce complément d’info !

    C’est vrai que si quelqu’un lit régulièrement mon blog, il va vite comprendre où je veux en venir… dès la première partie ? En tout cas, à chaque nouvelle histoire, j’essaie de tout faire pour brouiller les cartes. Mais, avec de fins limiers comme vous tous et toutes, c’est pratiquement impossible de vous surprendre. 😉

  11. Jean-Pierre says:

    @Jean-Philippe
    Je ne sais plus très bien. dès la lecture du «je devrais» c’est sur. mais l’annonce du temps manquant et celle plus amont du verbe devoir, je pense que ça m’avait suffit. mais honnêtement je ne puis plus le garantir.

    tiens, ça me donne une image avec l’arbre des possibles, si chère à Bernard Werber. Un je devrais, c’est une branche coupée à cet arbre, une possibilité qui n’existe plus. Mais cela crée un vide. Et, avec le temps, les autres branches vont se développer, et les possibles manquants vont avoir une occupation similaire (statistiquement parlant) à celle que la branche coupée aurait dû avoir. ce qui amène plusieurs réflexions :
    – il faut laisser du temps au temps ;
    – ce qui est possible finit toujours par se réaliser, mais le détail de la forme qu’il prendra (son expression) n’offre aucune certitude ;
    – vouloir empêcher quelque chose, c’est changer l’expression qu’il aura quand finalement il arrivera : on fait que gagner du temps et de l’incertitude ;
    – vouloir favoriser un êvénement ressemble beaucoup à en défavoriser d’autres, et donc c’est là encore une question de temps.

    Mais nous ne sommes pas immortels. Nous ne pouvons pas négliger le temps qui passe.

  12. Jean-Philippe says:

    Merci Jean-Pierre ! Là tu fais dans la philosophie (de l’existentialisme ?) et j’essaie de te suivre… avec difficultés. Je risque de tomber de l’arbre. 😉

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