La conjugaison (5)

Par le 30 April 2012
dans Des histoires

Affûtez votre esprit !

(Cet article est la suite d’une histoire qui a commencé ici.)

“Et, est-ce que vous les avez fait vos devoirs ?” demande monsieur Baptiste en souriant.
“Ben, non…”

Nouveaux rires dans la classe.

“Pourquoi ?”
“Ben… j’sais pas m’sieur.”
“Et finalement, vous êtes content ou pas content de ne pas avoir fait vos devoirs ?”

Jonathan regarde monsieur Baptiste d’un œil soupçonneux. Ce dernier lève les bras en signe de paix.

“Je vous assure Jonathan, il n’y a aucun piège dans ma question…”
“Ah bon ? Ben, alors, au début je m’en foutais un peu. Et puis finalement comme c’était ma mère qui m’avait dit que je devrais, ça m’a laissé un peu mal à l’aise. Désolé m’sieur pas pour vous, pas pour les devoirs, juste pour ma mère.”

La classe est maintenant silencieuse.

Tous et toutes, ils viennent de familles différentes, au statut différent, à l’histoire différente, au comportement différent mais chaque élève comprend sans savoir pourquoi ce que dit Jonathan. Ils ont tous une mère, un père ou quelqu’un qui leur dit tu devrais et ils ont tous envie d’accomplir ce devrais. Pourtant la grande majorité échoue.

Monsieur Baptiste lui, il lui a fallu des années pour comprendre. Et quand il a compris, il s’est fâché, il s’est même enragé face à l’emprise de ce conditionnel présent de Devoir. Alors, il a pris le taureau par les cornes et a décidé que jamais, une de ses classes ne connaitrait la dictature de devrais.

Jonathan sort son maitre de ses rêveries.

“Ben m’sieur, maintenant je peux aller m’assoir ?”
“Oui, vas-y. Merci pour ce que tu as dit. C’était pas facile mais courageux.”

Le garçon, tout fier, retourne à sa place sous les regards quelque peu admiratifs de ses camarades. Monsieur Baptiste hausse le ton de sa voix, pour bien avoir l’attention de tout le monde.

“Le verbe Devoir est un verbe semi-auxiliaire, c’est à dire que dans certaines circonstances, il se vide de son sens pour s’associer à un infinitif. Vous avez bien entendu : il se vide de son sens. Devoir n’a plus de sens, c’est juste un pion qui apporte une nuance d’aspect.”

Lahcène se redresse sur sa chaise.

“La voilà, la fameuse nouillance !”

Monsieur Baptiste lui fait les gros yeux et poursuit.

“Mais dans devrais, il y a aussi le conditionnel. Et le conditionnel c’est quoi comme temps ?…”
“C’est celui de la supposition, du si monsieur,” répond Emma qui avait déjà levé la main, sentant venir la question.
“Merci, c’est ça. Le conditionnel est le temps de l’éventuel, de l’irréel, de l’imaginaire !…”

Sa voix est encore montée d’un cran. Sa classe le regarde fixement.

“Ainsi, vous avez un verbe qui non seulement se vide de tout sens et qui en plus représente l’irréel. Dites-moi alors pourquoi l’utiliser ? Pourquoi exprimer un souhait, par exemple celui de voir quelqu’un faire ses devoirs, avec ce temps-là ?”
“Ah oui m’sieur, vu sous cet angle-là, ça n’a aucun intérêt. C’est même dangereux,” dit Lahcène, bien concentré sur les paroles de son maitre.
“Ben… c’est même comme une formule maléfique pour que rien n’avance, un peu comme dans Harry Potter,” ajoute Jonathan.

Monsieur Baptiste hoche la tête.

“Voilà, c’est ça ! Vous avez tout compris. Ils sont dangereux ou maléfiques, comme vous dites. Et moi, je vous dis : n’utilisez jamais ce verbe et ce temps.”
“Jamais ?” demande Emma incrédule.
“Jamais !” crie le maitre en commençant à lever les bras pour reprendre sa position de monstre.
“Ah non, vous n’allez pas recommencer, maintenant on connait la vérité,” lui dit Lahcène.
“Ben oui, vous ne pouvez plus nous tromper,” ajoute Jonathan.

Monsieur Baptiste reprend sa position normale.

“D’accord mais à chaque fois que vous entendrez ou que vous prononcerez Devoir au conditionnel, pensez-bien que vous vous faites du mal ou alors, que vous faites du mal à quelqu’un d’autre.”

Il fait une pause.

“Pensez à ce tableau de conjugaison sans conditionnel présent du verbe Devoir.”

Soudain, il donne un grand coup de pied par terre.

“Pensez-y !” crie-t-il.

La classe fait un bond.

Il retourne vers son bureau, là-bas sur l’estrade. Son travail est fait. Sa petite contribution est terminée. Il sait que ce petit bout d’après-midi aura un impact important sur beaucoup de ses élèves. Pourtant, il manque encore quelque chose.

“Monsieur ?”

C’est la voix d’Emma. Monsieur Baptiste sourit intérieurement.

“Oui ?”
“Si on n’a pas le droit d’utiliser le verbe devoir au conditionnel présent, qu’est-ce qu’on peut dire à la place ?”

La classe murmure, soutenant Emma dans son questionnement.

Le maitre s’avance à nouveau vers la classe.

“Si vous dites je devrais, que va-t-il se passer ?”
“Rien, comme pour les devoirs de Jonathan,” dit Lahcène, en riant.
“C’est même pire,” ajoute monsieur Baptiste, “car en le répétant régulièrement, vous allez finir par culpabiliser… parce que justement vous n’accomplissez pas ce que vous vouliez faire ! Au bout de quelques années, vous allez vous sentir coupable et incapable d’accomplir quoi que ce soit.”
“Houlala !” dit Emma, “mais c’est grave ça parce que là, maintenant, je me sens capable de tout !”
“Ben, moi aussi…” dit Jonathan.
“Et moi alors ? Je sens que je vais casser la baraque !” ajoute Lahcène.

Le reste de la classe renchérit. Monsieur Baptiste hoche la tête, attendant que les élèves se calment un peu.

“Vous voyez ? Maintenant vous sentez que vous pouvez tout faire ! Mais après quelques années de je devrais, je vous garantis que ce ne sera plus le cas.”
“Et si on ne le disait plus, comme si c’était un gros mot ?” demande Emma.

Son maitre sourit.

“C’est une bonne stratégie. Ça évite de s’enfoncer. Il ne faut pas l’utiliser pour soi ni pour les autres d’ailleurs, en leur donnant des soi-disant conseils. L’effet est aussi néfaste.”
“Ben oui, ça c’est vrai ! J’en suis la preuve vivante… pour les devoirs,” dit Jonathan.
“Justement, on va régler ça,” répond monsieur Baptiste.
“Ben…”
“Oui, on ne va pas vous laisser à la dérive sans pouvoir finir vos exercices. Faire vos devoirs, c’est bien ça que vous voulez, non ?”
“Ben… vous dérangez pas trop pour moi, vous savez…”
“Allons Jonathan, ne faites pas le modeste, on va tous vous aider.”

Le garçon n’a pas l’air très à l’aise. Il s’enfonce un peu dans sa chaise. Le maitre s’adresse à toute la classe.

“Voici notre énoncé : La mère de Jonathan lui dit qu’il devrait faire ses devoirs, ce qui ne fonctionne pas. Comment résoudre le problème ?… Des idées ?”

Jonathan s’enfonce un peu plus dans sa chaise.

Très inquiet.

(A suivre)

(Photo : Grace Miller)

Commentaires

7 commentaires pour “La conjugaison (5)”
  1. Amibe_R Nard says:

    Sûr que je serais inquiet si moi aussi je devais réfléchir et trouver des idées :o)

    L’école n’est-elle qu’une question de “devoirs” ?
    Tu as fait tes “devoirs” ?

    Le verbe devoir s’incruste partout. C’est pire qu’un semi-auxiliaire, c’est verbe crampon 😉
    l’Amibe_R Nard

  2. Jean-Philippe says:

    Merci l’Amibe ! Eh oui, tu as raison le “devoir” est partout dans la vie… un peu trop à mon gout d’ailleurs. 😉

  3. ChrisToonet says:

    Je commence à m’impatienter, car je dois encore attendre le prochain épisode ! Aussi je devrai (futur) ce soir, pour m’aider à m’endormir, réciter tous lez verbes que je connais, à tous les temps, (sauf au conditionnel !), et là, je devrais m’assoupir enfin !! Il n’y a que toi JP pour nous livrer de telles histoires qui cachent un “fond”, dont nous devrions tenir compte dans nos vies !

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup ChrisToonet ! Voilà une nouvelle façon de s’endormir, au lieu de compter les moutons, on récite les verbes… je devrais vais essayer ce soir. 8)

  5. josh says:

    Une petite faute ici “pas pour les devoir”.
    Sinon à part ça je tiens à dire que je me régale. Sincèrement.

  6. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup josh ! Je me demande si je ne devrais pas retourner en CM2 ?… 😀

    (C’est vrai que la règle des pluriels en français est extrêmement difficile ! Ajouter un “s” ? C’est compliqué ça !)

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