La conjugaison (4)

Par le 26 April 2012
dans Des histoires

Je devrais faire des pointes...

(Cet article est la suite d’une histoire qui a commencé ici.)

Ce n’est plus monsieur Baptiste qui est sur l’estrade, mais l’autre.

Lentement, il s’avance, le pas lourd, le dos vouté, l’air effrayant.

Toute la classe recule derrière Jonathan.

“Ben… ben… monsieur…”

Le visage du maitre s’arrête à quelques millimètres de son nez. Jonathan peut sentir le souffle chaud de la respiration lourde du prof sur son front. Il ferme les yeux.

Et puis… plus rien.

Il rouvre ses yeux, surpris.

Monsieur Baptiste se tient droit devant lui, un sourire sur les lèvres, en train de nettoyer ses lunettes.

“Vous savez,” dit-il en direction de toute la classe qui s’écarte de derrière Jonathan, “j’aurais dû être acteur. Je suis certain que j’aurais pu gagner un césar !”

Et il part dans un grand rire en remettant ses lunettes puis en fourrant son mouchoir dans la poche.

“Je vous ai bien eu, hein ?”

Il fait demi-tour et retourne à son bureau sur l’estrade.

La classe se regarde.

“Il a fait semblant ?” demande Lahcène.
“Ben… oui,” répond Jonathan.
“Il nous a vraiment eu,” ajoute Emma, sourcils froncés, en regagnant sa place.

Une fois assise, elle lève un bras décidé.

“Oui Emma ?”
“Ce n’est pas juste. Vous avez profité de votre autorité pour nous faire croire que vous étiez malade !”

Monsieur Bpatiste, contrit, lève les bras.

“Je suis désolé mais c’était important.”
“Ah bon ? Parce que moi j’étais très inquiète pour vous. Et pourquoi, si important ?”

Le maitre sourit à nouveau face à la détermination de son étudiante. Timide, oui mais elle saura ce qu’elle veut dans la vie, pense-t-il.

“Je voulais être certain que jamais vous n’oublierez cette leçon.”
“Là, vous avez réussi. J’ai eu une de ces peurs.”
“Et moi aussi !” ajoute Lahcène.
“Mais pourquoi il ne faut pas qu’on utilise ce conditionnel présent ? Qu’est-ce qu’il y a de mal ? Ce n’est pas un gros mot…” insiste Emma.
“Non, c’est pire !” insiste monsieur Baptiste.

Il s’avance dans l’allée centrale.

“Vous vous rappelez quand tout à l’heure je vous ai dit que j’allais vous sauver la vie ? Et bien je ne plaisantais pas. Mais pour tout comprendre, il faut connaitre le verbe Devoir. Alors, c’est quoi Devoir ?”
“Ben… un verbe m’sieur, vous venez juste de le dire,” répond Jonathan mi-sourire.
“Allons plus loin, s’il vous plait.”

Emma lève la main.

“Un verbe du 3ème groupe, irrégulier !”
“Tr
ès bien Emma. Mais qu’est-ce qu’il a de particulier ?”

Il y a un silence dans la salle. Soudain Lahcène lève le doigt.

“C’est un verbe semi-auxiliaire !”
“Bravo Lahcène ! C’est exactement…”

Le maitre s’interrompt lorsqu’il voit que le garçon a son livre de grammaire grand ouvert devant lui.

“Lahcène !” La voix de monsieur Baptiste se fait lugubre.

Le garçon referme précipitamment son livre.

“J’aime mieux ça.”
“Désolé m’sieur… l’habitude…”

C’est au tour du prof d’être surpris. Il entend un autre claquement de couverture discret et voit Jonathan qui rougit.

“D’accord,” murmure monsieur Baptiste, “il y a des gens très habiles dans cette classe… je l’apprends un peu tard…”

Lahcène écarte les mains et hausse un peu les épaules, comme pour dire “désolé, c’est comme ça.”

“Bon, revenons au verbe Devoir,” dit le maitre. “Grâce à l’aimable assistance de Lahcène nous savons maintenant que c’est un verbe semi-auxiliaire. Qu’est-ce que ça veut dire ?”

Emma a déjà la main levée.

“C’est comme Être et Avoir, mais à moitié seulement.”
“C’est une façon de voir les choses,” dit monsieur Baptiste en souriant. “Ça sert à quoi un auxiliaire ?” En même temps, il fait les gros yeux à Lahcène et Jonathan qui avaient déjà la main sur la couverture de leur grammaire.

Là, sans l’aide d’un Bescherelle ou d’un Bled, la classe reste silencieuse.

Monsieur Baptiste hoche de la tête.

“Comme quoi, après plus de trente ans d’école, j’en apprends encore. Mais comment avez-vous fait pour réussir à copier sans que je le remarque ?”
“Pas copier m’sieur, participer,” dit Lahcène.
“Oui exactement,” ajoute Jonathan, “pour éviter des moments difficiles comme celui-ci.”

Monsieur Baptiste croise les bras.

“Je devrais peut- être vous remercier ?”

Emma lève immédiatement la main mais Lahcène, plus rapide, répond déjà.

“Il faudrait voir,” dit-il en se laissant glisser en arrière sur son siège, un sourcil levé. “Ça peut se négocier…”

Emma gigote sur son siège, main en l’air, essayant d’attirer l’attention de son prof.

“Sans nous, le cours serait moins fluide,” ajoute Jonathan en regardant le bout de ses ongles. “Ça vous enlève quand même une sacrée épine du pied à chaque cours.”
“Monsieur, monsieur !” crie Emma.
“Quoi Emma ?” demande son prof.
“Vous venez d’utiliser le conditionnel présent !”
“Moi ?”
“Oui, vous avez dit, Je devrais peut-être vous remercier, vous vous rappelez ?”

Un silence suit.

Monsieur Baptiste s’approche d’Emma.

“Vous au moins vous ne lisez pas votre livre de grammaire en cours. C’est sans doute pour ça que vous l’avez remarqué. Félicitations.”
“C’est… c’est déjà la deuxième fois. Vous l’avez aussi utilisé avant, pour nous en envoyer en récré… mais là, j’avais encore trop peur pour vous le dire. ”

Second silence dans la salle.

Monsieur Baptiste s’approche d’Emma.

“Dites Emma, vous allez en faire de belles choses de votre vie. Détective ?”
“Presque ! Je veux être commissaire de police,” répond la petite fille de sa voix fluette.

La réaction ne se fait attendre.

“Toi, flic ? Tu plaisantes ?” lui lance Lahcène.
“Ben… avec ta taille, tu devrais faire ballerine, pas policier,” dit Jonathan, moqueur.

Emma fronce les sourcils, fâchée, pendant que la classe commence à rire et à la taquiner en la traitant de poulette.

“Stop !” crie monsieur Baptiste. “Jonathan au tableau !”

Troisième silence dans la classe.

“Ben… pourquoi moi ?”
“Parce que tu as prononcé devrais et c’est la future commissaire qui te le dit !” répond Emma.

Le maitre approuve de la tête pendant que Jonathan traine des pieds jusqu’à l’estrade. Il monte et se tourne vers la classe, monsieur Baptiste étant resté parmi les élèves.

“Ben… voilà. Maintenant ?”
“Essayez de vous rappeler. Quand avez-vous entendu pour la dernière fois le verbe Devoir au conditionnel avant aujourd’hui ?” demande le maitre.

Jonathan ne réfléchit pas longtemps. Un sourire illumine son visage.

“Ben, c’est facile. C’était hier, ma mère… j’peux aller m’assoir ?”

Monsieur Baptiste secoue la tête.

“Et quelle était sa phrase ?”
“Ben… tu devrais faire tes devoirs.”

Toute la classe éclate de rire.

(A suivre)

(Photo : ♥ Unlimited)

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