Du bonheur (3)

Par le 6 October 2011
dans Des histoires

La vérité est dans l'expresso

(Ceci est la troisième partie d’une nouvelle qui a commencé ici)

En sortant de chez lui, Jean-Claude, tout à son plan, entend vaguement quelqu’un qui l’appelle. Bien sûr, il veut éviter l’importun – par peur de bonnes nouvelles – mais n’y réussit pas. L’homme qui lui courait après, l’attrape par l’épaule jusqu’à ce qu’il se retourne.

“Jean-Claude ! C’est moi, Lefèvre !”

L’ex-futur-ex-trader vient de tomber sur un de ses amis d’école primaire, Lefèvre, qu’il n’a pas revu depuis… le CM2.

Lefèvre, intarissable, toujours sous le choc de l’émotion, l’entraine jusqu’à un bar-tabac au bout de la rue.

“C’est quand même incroyable,” dit-il, en versant un sachet de sucre dans sa tasse de café. “Tu sais que j’habite à cinq minutes d’ici ? Et pendant toutes ces années, on ne s’est jamais croisé ? Vraiment, quel coup de chance.”

Évidemment que ce n’est pas un coup du hasard se dit Jean-Claude, désabusé. Ça fait longtemps qu’il l’avait repéré, ce copain un peu collant de la primaire, et il avait tout fait pour l’éviter. Mais là, maintenant avec son bracelet du “bonheur” au pied, l’ex-futur-ex-trader ne comprend pas. Il ne voit pas en quoi le fait de rencontrer “par hasard” son ancien partenaire de jeux de billes va lui apporter du bonheur.

Pendant ce temps, Lefèvre continue à parler. C’est d’ailleurs pour ça que Jean-Claude cherchait à l’éviter pendant toutes ces années.

“…et puis après, ma femme m’a quittée pour partir avec un autre. J’ai donc la garde de mes jumelles tu vois, et c’est pas facile tous les jours. Les fins de mois sont parfois difficiles. Du genre coquillettes à tous les repas.”

Jean-Claude se contente de hocher la tête, perdu dans ses pensées. Lefèvre peut parler pendant des heures de lui-même sans vraiment s’intéresser aux autres. Tant mieux, je n’ai pas envie de lui étaler mon histoire, se dit-il, en buvant une gorgée de son café noir.

“…ensuite on a même dû changer la machine à boissons en se cotisant ! Non, je ne te dis pas, les conditions de travail sont vraiment devenues horribles. Avant…”

Jean-Claude commence à trouver le temps long. Alors ? Il est où ce bonheur, ce signe des dieux, cet appel du destin ? Il prend un peu espoir. Et si le bracelet était en panne et que là, il était en train de vivre sa vraie vie ? Impatient, il regarde autour de lui comment tester ça. Encore un grattage, oui, c’est ça, c’est vite fait. Plein d’espoir, il commence à se lever de table.

“…et pour te dire la vérité, les juges eux, ils n’arrangent pas les choses au bureau… hé Jean-Claude, où tu vas ?”

L’ex-futur-ex-trader se laisse retomber brutalement sur la chaise.

“Qu’est-ce que tu viens de dire ?”
“Bah, je te demandais où tu allais. Tu étais en train de te lever. Tu veux aller aux toilettes ?”

Jean-Claude secoue la tête, soudain très sérieux.

“Non avant, tu as parlé de juges.”

Lefèvre comprend et rit.

“Ah oui, nos juges !”
“Vos juges ?”
“Oui ceux pour qui je travaille.”
“Mais tu fais quoi comme boulot ?”

Lefèvre bouge de plaisir sur sa chaise. Il va pouvoir expliquer en long et en large ce qu’il fait.

“Et tu m’évites les détails, s’il te plait,” précise Jean-Claude.

Son ancien copain de classe se renfrogne un peu.

“Allez Lefèvre, dis-moi juste ce que tu fais.”
“Je travaille au greffe du tribunal comme secrétaire.”

Jean-Claude a compris. Il donne le nom de son juge. Lefèvre hoche la tête.

“Oui, lui je le connais bien. Il est solitaire et plutôt dur.
“Tu connais son adresse personnelle ?
“Oui, elle est dans nos fichiers mais je vais pas te la donner, hein !
“C’est très important.”

Voyant le visage sérieux de Jean-Claude, Lefèvre perd son sourire.

“Important ou pas, ce serait une faute professionnelle, et moi, je peux pas me permettre de perdre mon boulot avec mes deux petites.”

Jean-Claude fronce les sourcils. C’est bizarre ça, d’habitude tout se passe en douceur. Est-ce que la machine est grippée. Il a presque envie de vérifier qu’il n’a pas perdu le bracelet.

“Lefèvre, c’est un service que je te demande. J’en ai vraiment besoin, tout de suite.”
“Non, c’est im-po-ssible ! et puis, je viens de te le dire : je suis en arrêt-maladie. Tu m’écoutes quand je te parle ou pas ?”

Jean-Claude ne sait pas quoi faire. Il n’est plus habitué à ce que le bonheur ne lui tombe pas dessus tout de suite. Et là, pour une fois, il le veut vraiment.

“Tu lui veux quoi au juge ?”
“Je voudrais lui parler d’un cas particulier qu’il a eu à juger.”
“Tu peux prendre rendez-vous et le rencontrer au greffe, dans son bureau. Je peux t’arranger ça.”
“Merci Lefèvre, mais je veux le rencontrer chez lui. En privé.”
“Je t’ai dit, c’est pas possible.”

Jean-Claude se tait. Il ne va pas insister plus. Ce serait indécent. Jusqu’à maintenant, le bonheur est toujours venu sur un plateau, donc ça veut dire que Lefèvre est juste une erreur, un bug dans la machine bien huilée. Il n’y a plus rien à faire ici.

Il se lève pour partir. Et puis il repense aux coquillettes. A sa propre enfance, difficile. Il hésite une seconde.

“Attends-moi, je reviens,” dit-il finalement à Lefèvre.

Ce dernier le voit se diriger vers le comptoir, acheter un ticket de grattage et revenir tranquillement.

Ils sortent dans la rue et Jean-Claude tend le ticket à son copain d’enfance.

“Petit cadeau.”
“Oh ? merci… et s’il est gagnant ?”
“Il est gagnant.”

Perplexe, Lefèvre regarde les cases à gratter encore couvertes.

“Ce n’est pas possible. Tu n’as pas gratté les cases.”
“T’inquiètes. Emmène tes jumelles au resto ce week-end, d’accord ?
“D’accord, merci bien alors, en espérant que la chance soit avec moi.”
“Elle l’est.”

Ils se séparent, chacun repartant dans une direction différente.

Alors qu’il marche, il entend soudain un cri dans la rue suivi d’un “Putain !” qui fait se retourner les passants. En regardant au loin, derrière lui, il voit Lefèvre qui brandit son ticket dans une main et qui lève le pouce de l’autre.

Voilà, se dit Jean-Claude, c’était peut-être juste ça l’objet de la rencontre. Si ça peut l’aider tant mieux. Et fuck le bracelet.

Il se sent un peu différent l’ex-futur-ex-trader. C’est bizarre mais il se sent mieux, là maintenant, bien qu’il soit toujours aussi énervé avec tout ce bonheur qui l’assaille. C’est autre chose, ça vient du dedans. Il comprend que le sourire timide de deux petites filles qu’il ne connait pas, fait déjà son effet.

Il soupire. Mais là, c’est un tout petit soupir. De plaisir. C’est la première fois que ça lui arrive et il trouve ça bon.

Il marche dans la rue, tranquillement, un sourire – un vrai – posé sur les lèvres.

Son portable sonne.

Distraitement, il répond.

Quand il entend son interlocuteur, il s’arrête net, ayant du mal à y croire.

(A suivre)

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(Photo : robert.molinarius)

Commentaires

10 commentaires pour “Du bonheur (3)”
  1. Hiba says:

    j’attends la suite, j’attends la suite

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Hiba ! Ça vient, promis. 😉

  3. Virginie says:

    Argggggg!
    quel suspens! et dieu sait que je suis amateur du genre.
    Jean-Philippe, là tu es en train de créer de l’addiction….
    tssss tssss tsss
    (psss c’est bientôt la suite?)

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Virginie !

    En fait, c’est un de mes petits plaisirs, finir un épisode avec ce que les Américains appellent un “cliffhanger” où on a vraiment envie de lire la suite. Si, sur ce coup-là, j’ai réussi à attiser ta curiosité, tu m’en vois encore plus honoré. 😉

  5. Catia95 says:

    Oui on peut dire que tu l’attises ! :)et le bonheur est un sujet passionnant.Bravo pour ton talent d’écrivain qui prend de l’ampleur au fur et à mesure des récit.
    La pratique réguliére porte vraiment ses fruits 😉
    Vivement la suite !

  6. Jean-Philippe says:

    Merci pour les compliments Catia95 ! Oui, la pratique régulière est importante, quel que soit le domaine. Pour chacun, bien appliquée, elle portera ses fruits. 😉

  7. Patricia says:

    Super !
    J’ai hâte de lire la suite, tu sais tenir ton lecteur en haleine, ton histoire est jubilatoire.
    Merci à toi

  8. nana fafo says:

    il est bien centré sur lui même… et enfin il comprend que ça peut être utile d’avoir un tel “pouvoir” .
    L’insatisfaction est dans la nature de certaines personnes… A se demander si quand sa peine se terminera il ne se plaindra pas parce que tout n’est plus aussi facile ?
    j’ai hâte de savoir…

  9. Jean-Philippe says:

    @Patricia Merci beaucoup pour ce compliment !

    @nana fafo Je vois que tu as presque une longueur d’avance sur tout le monde. 😉

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