Bonheur (4)

Par le 10 October 2011
dans Des histoires

Le cercle rouge du Bouddha

(Ceci est la quatrième partie d’une nouvelle qui a commencé ici)

Lorsque le juge, un célibataire endurci, prend son petit-déjeuner le lendemain matin dans sa cuisine et entend frapper à sa porte, il ne s’inquiète pas. Il habite un immeuble cossu, avec porte d’entrée blindée, code secret et caméra de surveillance. De plus, il y a un gardien en bas qui filtre les entrées 24 heures sur 24.

Il s’essuie lentement la bouche, pose sa serviette sur le coin de la table et se lève, pensant qu’on vient lui livrer le colis en recommandé qu’il attend. En se dirigeant calmement vers la porte, il évite son chat, un matou noir et blanc avec des taches beiges sur le dos, qui se faufile entre ses jambes.

Il ouvre la porte et là, il ne reconnaît pas la personne qui se tient devant lui.

“Qui êtes-vous ?” dit-il, face à cet inconnu dont le visage lui semble vaguement familier.
“J’ai à vous parler.” répond Jean-Claude.

Le juge n’y comprend rien. Il ne connait pas cet homme et pourtant, il invite l’inconnu à entrer. Peut-être est-il jaloux de sa vie privée et il ne veut pas qu’un voisin en sache trop sur ses visiteurs. Peu importe, Jean-Claude est dans la place.

“Vous preniez votre petit-déjeuner ?” demande l’ex-futur-ex-trader en regardant tout autour de lui la décoration sobre du vestibule.
“Oui et je n’ai pas fini. Vous permettez ?…”
“Bien sûr, je vous suis.”

Dans la vie au bonheur à 100%, tout est si facile.

Ils se retrouvent ainsi, assis face à face dans la minuscule cuisine, le juge terminant son petit-déjeuner, des biscottes beurrées et un bol de café maintenant tiède. Il reprend la parole.

“Alors qu’est-ce que vous me voulez, monsieur ?…”
“Monsieur B., Jean-claude B.”

Le juge réajuste ses lunettes, fronçant les sourcils. Il cherche dans sa mémoire ce visage qui ne lui est pas inconnu.

“Je vais vous aider,” ajoute Jean-Claude. Il lève la jambe droite, et remonte un peu son pantalon pour que le juge voie clairement le bracelet attaché à sa cheville. “C’est grâce à vous que je le porte. Un an de bonheur. Ferme.”

Le magistrat hoche la tête et passe sa main sur son crane chauve. Il se rappelle le cas. Un trader. Un cas parmi les centaines qu’il préside chaque année. Mais quand même inoubliable car la condamnation au bonheur est extrêmement rare. Un sentiment d’inquiétude commence à monter en lui.

“Vous ne devriez pas être ici,” lance-t-il, préoccupé. “Comment êtes-vous arrivé jusqu’à moi ?”

Jean-Claude sourit sans répondre. Il indique juste du doigt le bracelet.

“Et comment connaissez-vous mon adresse ?” insiste le juge, clairement déstabilisé.
“Parmi les bons réseaux sociaux, on sous-estime les bancs de l’école primaire.”

Soudain, le magistrat se lève et attrape son téléphone mural pour appeler la police.

Jean-Claude ne bouge même pas. Il se contente de caresser le chat noir et blanc aux taches beiges qui ronronne entre ses jambes.

“Ne vous fatiguez pas monsieur le juge. Je suis condamné au bonheur.”

Le magistrat se rend compte que la ligne est hors service. Il revient s’asseoir, toujours ébranlé mais un peu rassuré par le fait que son condamné ne semble pas violent.

“Il s’appelle comment votre chat ?”
“Rouge,” répond le juge distraitement.

C’est au tour de Jean-Claude d’être surpris. Son interlocuteur s’en rend compte et fait un effort pour expliquer.

“Oui, avant j’avais deux chats. L’un a disparu, il s’appelait Cercle. Il me reste celui-là, Rouge, parce que j’aime beaucoup Le cercle rouge.”
“Et c’est quoi ? Une marque de whisky ?”

Le juge ne peut s’empêcher de sourire, ce qui le détend un peu.

“Non, c’est le titre d’un film français célèbre… enfin, qui était célèbre à la fin des années 1960. Avec Alain Delon et Bourvil. Ce-dernier m’avait beaucoup marqué dans son rôle de commissaire. A tel point que j’ai voulu moi aussi faire carrière dans la justice.”

Jean-Claude se souvient vaguement avoir vu ce film en nième rediffusion, tard un soir. C’était sans doute en noir et blanc avec des ambiances minimalistes, sur fond de jazz. Un peu comme ici.

“Pourquoi Cercle rouge ?” demande-t-il.
“Parce que le film s’ouvre sur une citation de Bouddha qui dit quelque chose comme ça : Quand des hommes, même s’ils l’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge.”

L’ex-futur-ex-trader hoche la tête.

“Un peu comme nous, quoi.”
“Je ne crois pas.”
“Si, monsieur le juge,vous êtes maintenant dans mon cercle rouge, dans mon cercle du bonheur.”
“Et qu’est-ce que vous allez me faire ?”
“Rien. C’est vous qui allez vous bouger en me faisant libérer de ce foutu bracelet qui est en train de me rendre fou.”

Le juge secoue la tête.

“Pourtant, il devrait vous rendre heureux, non ?”

Il y a un peu d’ironie dans sa voix. Jean-Claude se penche en avant.

“Monsieur le juge, trop de quelque chose, n’est jamais bon pour la santé.”
“Je suis bien d’accord avec vous. Vous pouvez tenir. Il ne vous reste que 6 mois, c’est bien ça ?”
“Oui mais c’est 6 mois d’agonie. Avec du bonheur au kilo, en solde, bradé !”

Le juge finit de boire son café.

“La loi est la loi. Il fallait réfléchir à vos actes avant, monsieur B.”
“Quand on a pas le choix, on agit pour sauver sa peau. Et c’est ce que vous allez faire maintenant.”
“Sinon quoi ? Vous allez me tuer ? Et là, ce ne sera plus un bracelet que vous aurez à la cheville, mais bien une chaine avec un gros boulet au bout.”

Jean-Claude soupire. Même avec 100% de bonheur dans la vie, pourquoi les choses sont-elles parfois aussi compliquées ?

Il plonge la main dans sa poche. Le juge fait un bon en arrière, paniqué, manquant de marcher sur le pauvre Rouge.

L’ex-futur-ex trader lève son autre main en signe d’apaisement et sort de sa poche quelque chose qu’il jette sur la table.

Des cartons de grattage.

Une bonne dizaine.

Le juge se ressaisit et se rassoit. Il regarde Jean-Claude qui est tout sourire.

“Quel rapport ?”
“Vous avez gagné au grattage, monsieur le juge.”
“J’ai le droit de jouer, non ?”
“Oui, mais là tous les tickets sont gagnants. Pour d’assez grosses sommes d’ailleurs.”
“J’ai le droit de gagner, aussi.”
“Alors vous expliquerez au juge d’instruction, comment se fait-il que vous vous retrouviez avec tous ces tickets gagnants datant de la même semaine. Vous lui raconterez votre bonne fortune. Je suis certain qu’il va vous croire.”

Jean-Claude éclate de rire.

“Vous en avez de la chance !”

Le juge lui, ne rit pas. Il a compris le chantage.

“Vous n’avez pas le droit !”
“Je le prends.”
“Reprenez ces tickets !”
“Rendez-moi ma vie normale.”

La tension est lourde dans la petite cuisine.

Le cercle rouge se referme.

(A suivre)

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(Photo : pchweat)

Commentaires

5 commentaires pour “Bonheur (4)”
  1. AMie says:

    Bon, ben, moi, ma condamnation, c’est d’attendre la suite de tes histoires palpitantes… 😉

  2. Jean-Philippe says:

    Ah, ah ! Tu es maintenant dans mon cercle rouge AMie ! 😉

  3. Patricia says:

    A bientôt pour la suite, je serais au RDV !

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup à toi Patricia ! La prochaine sera la dernière partie et après, on pourra tous et toutes sortir du cercle rouge. 😀

  5. hotel paris says:

    Merci pour cette petite histoire, on attend la suite “le rapport avec le bonheur du taulard ?” ….

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