Le prisonnier du bonheur

Par le 30 September 2011
dans Des histoires

L'homme qui voulait être malheureux

Le juge a tranché.

Jean-Claude B., un trader qui a mal tourné, est condamné.

A-t-il des circonstances atténuantes ? Pas vraiment.

Le juge hésite un peu sur la peine, caresse son crane chauve et finalement décide de faire un exemple. Il faut les calmer ces traders arrogants qui se croient au-dessus des lois.

D’un œil sévère, il observe Jean-Claude, par-dessus ses lunettes et secoue la tête.

“Je vous condamne à un an de bonheur ferme, sans possibilité d’appel. L’audience est levée.”

Le juge se dresse, avant de disparaitre rapidement par une porte latérale pendant que Jean-Claude se tourne vers son avocat.

“Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?”
“Plaignez-vous. Qui n’aimerait pas être condamné à un an de bonheur ferme ?”

Du bonheur ferme ?

Comment est-ce possible ?

Jean-Claude l’apprend très vite. Deux gendarmes le conduisent dans une salle annexe du palais de justice où un jeune homme en blouse blanche, une sorte de geek avec de grosses lunettes noires carrées, l’attend. On le fait asseoir et on lui demande de poser la jambe droite sur un tabouret.

“On va pas me faire mal, quand même ?”

Le geek le regarde d’un air amusé.

“Non, on va juste vous ouvrir la jambe sans anesthésie et y insérer un microprocesseur que l’on va connecter à votre système nerveux…”

L’ex-trader a un instant de panique, avant de comprendre.

“…et vous trouvez ça drôle ?”

Le geek rit de bon cœur. Un rire d’enfant.

“Oui ! Vous auriez dû voir votre tête. Bon, je vais simplement vous placer autour de la cheville un bracelet électronique de surveillance. Celui-ci est équipé d’une puce expérimentale d’un genre nouveau, qui a été mise au point il y a peu de temps.” Sa voix se fait plus sérieuse. “Elle va optimiser votre bonheur. A 100%.”
“Vous vous moquez encore de moi, là ?”

Le geek secoue la tête, toute trace de sourire ayant disparu de son visage.

“Je voudrais bien, mais non.” Il commence à installer le bracelet autour de la cheville de l’ex-trader. “Je suis sincèrement désolé de vous infliger ça mais la loi est la loi. Pensez bien que vous ne souffrirez que pendant un an.”

Jean-Claude se dit qu’il rêve et reprend.

“Soit vous êtes fou, soit votre bidule marche vraiment et je vais me taper du bonheur non-stop pendant un an. Ça me réjouit plutôt.”

Le geek scelle le bracelet et se relève. Il regarde Jean-Claude avec une intensité non-feinte.
“Je pense que les peines de bonheur forcé devraient être, comme les peines de travaux forcés, abolies. C’est une honte que notre pays soit encore aussi barbare !”

Jean-Claude en a assez entendu.

“Bon, je peux partir et me plonger dans mon paradis du bonheur ?”
“Non, attendez, il faut que je mette la puce en marche.”

Il sort de sa blouse blanche une petite télécommande dont il presse plusieurs boutons. Une petite diode rouge s’allume sur le bracelet.

“Voilà,” ajoute le geek, presque à regret, “vous êtes prêt.”

Jean-Claude se lève. Enfin, il va pouvoir partir loin de ces dérangés. Il se tourne encore vers le geek et le regarde d’un air ironique.

“Vous ne me souhaitez pas bonne chance ?”
“Vous n’en avez pas besoin. Elle est déjà à 100%.”

La voix du technicien est triste. Il prend une feuille dans sa poche et la tend à l’ex-trader.

“Si vous avez le moindre problème avec le bracelet, n’hésitez pas à nous contacter. Bien sûr, ne l’enlevez pas, bien que vous serez tenté. Mais pas pour les raisons que vous pensez.”

Quelques minutes plus tard, Jean-Claude respire enfin l’air frais de la rue, en “homme libre”.

Et les ennuis commencent, enfin, les bonheurs.

Lui qui pensait faire face à une montagne de problèmes, il les voit, petit à petit, se régler un à un, presque d’eux-mêmes.

Des sommes d’argent qu’on lui devait réapparaissent soudainement pour résoudre un impayé.

Des ristournes ou des des déductions auxquelles il a droit surgissent de nulle part. Ceux à qui il devait de l’argent lui donnent en souriant un délai de grâce ou carrément épongent l’ardoise, ce qui commence à surprendre Jean-Claude.

Plus étonnant, sa femme se met à l’adorer – malgré son passage chez le juge – et commence à lui mitonner des petits plats. Là, il se dit avec humour que le bracelet fonctionne vraiment bien.

On l’invite au restaurant. On lui offre des voyages gratuits. Tout le monde se met en quatre pour lui rendre service. Jean-Claude est aux anges.

Mais quand même, il sait qu’il lui reste un gros problème. Celui qui pèse sur son ventre à chaque fois qu’il y pense. Celui qui l’empêchait de dormir avant tout ça.

Son gros souci reste son emprunt sur sa maison. Il s’est endetté jusqu’au cou, a fait de très mauvais placements pour essayer de s’en sortir, et s’est retrouvé avec les huissiers à la porte.

C’est pour ça qu’il a “plongé”. Il était au bout du rouleau. Tous ces problèmes devenaient insurmontables et il voulait les régler d’un coup de baguette magique boursière.

C’est également pour ça qu’il a fait du trading “sur le côté”, avec l’argent de sa banque d’investissement, pour éponger ses dettes et bien sûr, il s’est fait prendre.

Alors, le matin du rendez-vous, Jean-Claude rentre presque à reculons dans le bureau de son banquier.

“Ah, monsieur B. ! Je vous attendais avec impatience, allez, installez-vous, on va parler tous les deux.”

L’ex-trader s’attend au pire. Il y a d’ailleurs une grosse enveloppe posée sur le bureau. Sans doute les papiers de la saisie de sa maison à signer.

Pourtant, l’autre lui offre d’abord un café, comme on le fait à un très bon client.

Quand le banquier lui annonce que les marchés se sont subitement et incroyablement ressaisis, faisant de ses “mauvais” placements des poules aux œufs d’or, lui permettant de doubler son investissement et de rembourser plus que largement ses dettes, Jean-Claude doit s’accrocher à son fauteuil pour ne pas tomber.

“Donc pour nous, votre dossier est maintenant réglé. Mais, il y a autre chose.”

Ça y est, pense l’ex-trader, qu’est-ce que j’ai encore oublié comme problème ?

“La justesse de vos placements, votre vision du marché plus que brillante et votre courage à investir à contre-courant m’ont beaucoup impressionné, Jean-Claude. Vous permettez que je vous appelle Jean-Claude ?”

L’ex-trader hoche la tête mécaniquement. Il a les oreilles qui bourdonnent.

“Alors voilà, j’en ai déjà parlé au président. Nous vous offrons une invitation à joindre notre équipe de courtiers et de gérer un de nos portefeuilles d’investissements internationaux. En solo, bien sûr.”

Jean-Claude en bégaye.

“Vous… vous savez bien que… que, j’ai été condamné, non ?”

Le banquier part dans un grand éclat rire.

“Évidemment ! Mais chacun doit avoir droit à une seconde chance dans la vie, vous ne pensez pas ?”

Il pousse la grande enveloppe en avant.

“Tenez. A l’intérieur, il y a un contrat d’embauche en bonne et due forme. Réfléchissez-y tranquillement chez vous.” Il lui fait un clin d’œil. “Sachez que le salaire et les primes sont négociables, mais pas le logement de fonction. T5 maximum.”

Jean-Claude, le futur ex-trader, se retrouve dans la rue, hébété.

Il fait quelques pas, entre dans un café-tabac et commande un expresso pour se réveiller. Il a du mal à croire que son bracelet est la clef de tous ces changements. Il doit pourtant se rendre à l’évidence ! Il n’a pas encore entendu une seule mauvaise nouvelle le concernant depuis sa condamnation.

Dans un coin du bar, il y a le guichet du loto.

Peut-être qu’il devrait jouer ? Et enfin perdre. Voilà qui prouverait que tout cela n’était qu’un grand coup de chance et que ce foutu bracelet n’a aucun pouvoir.

Il achète un ticket, le gratte fébrilement et soudain, son visage se défait. Il tape violemment du poing sur le comptoir.

La serveuse s’approche, rassurante.

“Ce n’est pas grave, monsieur. On ne peut pas gagner à tous les coups.”

Il la regarde, les yeux éteints.

“Moi, si.”

Jean-Claude jette le ticket de grattage sur le zinc et sort sans se retourner.

Intriguée, la serveuse prend le carton chiffonné, y jette un œil et ne peut retenir sa surprise.

250 euro.

(A suivre)

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(Photo : Hichako)

Commentaires

24 commentaires pour “Le prisonnier du bonheur”
  1. Philippe B says:

    Que ça fait du bien un nouvel article! et comme d’habitude bravo! quelle imagination!
    Le bonheur à cette échelle là, ça peu faire peur! Il n’y a plus de réussite personnelle! donc plus de réel bonheur!

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Philippe et très bonne analyse ! J’essaie, à ma façon, de voir ce qu’est ce bonheur que l’on passe notre vie à poursuivre, espérant que d’autres aussi se poseront la même question. 😉

  3. Kinishao says:

    C’est captivant … et je suis impatient de lire la suite !

    (et je lui “piquerais” bien sa chance, à ce monsieur !)

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Kinishao !

    Justement, peut-être que la suite va montrer – à mon sens – pourquoi cette “chance” n’en est peut-être pas une car, ce qui nous motive finalement, c’est d’atteindre nos buts, tout en ayant de belles expériences en chemin. Alors, si tout ce qu’on entreprendra dans le futur réussira (et on le sait d’avance), où est le sel ? Je pense que l’ennui et même la dépression s’installeraient.

    Du moins, c’est mon avis de non-scientifique. 😉

  5. Amibe_R Nard says:

    Voilà une histoire en raisonnement par l’absurde ;-)))

    Mais Jean-Claude ne va pas au bout de son raisonnement.
    250 euros, ça permet de rejouer jusqu’au Jackpot.

    Puis de gagner, gagner, gagner… et ne plus avoir à travailler.
    Est-ce de la chance ?

    Surtout pour un scanneur ! ;o))
    l’Amibe_R Nard (qui aime toujours autant le ton de tes histoires)

  6. Jean-Philippe says:

    Merci l’Amibe ! 😀

    …et qui te dit qu’il ne va pas faire quelque chose de ce genre dans la suite ? 😉

    PS : Les raisonnements par l’absurde sont parfois difficiles à suivre, vu le conformisme dans lequel notre société nous place dès l’enfance. Par exemple, en écrivant cette histoire, je devais régulièrement me demander : bon là, ça colle ou pas ? C’est plausible “dans l’absurde” ? Est-ce que je ne suis pas dans un autre absurde ? Etc, etc, de quoi faire une bonne gymnastique intellectuelle, ce qui est bon pour mes neurones. 😉

  7. Amibe_R Nard says:

    …et qui te dit qu’il ne va pas faire quelque chose de ce genre dans la suite ?

    Peut-être parce qu’il a laissé le ticket sur le zinc. 😉

    Mais la suite nous le dira.

    Bon week-end
    l’Amibe_R Nard

  8. Jean-Philippe says:

    Inspecteur l’Amibe, bien joué ! 🙂

    Bon week-end aussi ! (et on ne touche pas au grattage…)

  9. Philippe says:

    En tout cas ton bracelet ‘imagination débridée’ fonctionne nickel 🙂

  10. Jean-Philippe says:

    😀 – Merci beaucoup Philippe !

  11. Julien S. says:

    C’est captivant et originale à la fois, il fallait y penser ^^
    Vivement la suite !

  12. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Julien pour ton compliment ! La suite est prête… 😉

  13. AMie says:

    Argh ! La suite ! Tout de suite ! 😉

  14. Jean-Philippe says:

    Argh ! Je ne sais pas ! 😀

  15. nana fafo says:

    toujours aussi prenantes ces histoires ! j’ai hâte de connaître la suite de toutes d’ailleurs, c’est frustrant ce suspens, mais bon c’est comme la vie ! vivement Noel (tu as intérêt à finir les 9 étoiles du désert… j’plaisante ! en fait pas trop !) ce dimanche j’y ai pensé fortement à cette dernière sur la condamnation au bonheur quand des bonnes nouvelles sont arrivées. à bientôt

  16. Jean-Philippe says:

    Merci nana fafo ! Alors comme ça tu as reçu plusieurs bonnes nouvelles d’un coup ? Hou, tout cela est suspicieux… 😀

  17. nana fafo says:

    mouhais, mais c’est un secret… comme ça je garde le suspens tant que rien n’est sur !

  18. Jean-Philippe says:

    😀 !

  19. psychologue says:

    très innovant j’avoue, merci ^^

  20. Jean-Philippe says:

    Merci psychologue ! …et je suis certain que Jean-Claude ferait un excellent cas d’étude. 😉

  21. Très originale comme approche !!

  22. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Régis ! J’essaie d’être dans le “moment présent” en écrivant, parfois ça marche et parfois ça marche moins bien. 😉

  23. Alexis says:

    Je n’ai qu’une chose à dire : “Wouaw” !

    C’est impressionnant, j’étais tellement “à fond” dans ton histoire que je suis frustré qu’elle soit déjà terminée. J’apprécie beaucoup l’originalité et le contre-sens de la peine qu’on lui “offre”, elle fait beaucoup réfléchir.
    Ce qui est génial dans ta façon d’écrire, c’est qu’elle traduit une imagination aussi riche et profonde que le pouvoir qu’elle exerce sur mon imagination quand je la lis.

    Merci pour ce texte, je vais m’empresser d’aller lire d’autres de tes articles !
    Alexis 😉

  24. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Alexis pour cette analyse poussée ! J’apprécie très sincèrement tes mots qui me touchent mais, si mon imagination est riche, elle ne me permet de franchir que la moitié du pont des idées au milieu duquel je rencontre le lecteur avisé. 😉

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