Une étrange école – Nouveau trimestre (8)

Les souvenirs des bords de plage sont les plus forts

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Les élèves sortent par petits groupes de la classe.

Presque à regret.

Quelque chose a changé. Bien sûr, pas pour tous, pas encore. Mais déjà, un certain nombre dont Louis et Élodie, ont compris. Le monde n’est pas ce qu’il parait être. Derrière les façades, les sourires, les visages neutres ou tristes, il y a beaucoup plus de choses qu’il n’y parait à première vue.

Certains élèves commencent à ressentir qu’il ne faut pas se fier à ces apparences mais bien écouter, sentir les subtilités de la voix, le détail des gestes, la direction des yeux. Tout ça constitue un ensemble qui aide à mieux comprendre l’autre, à l’apprécier, à l’aider.

Et puis surtout, il ne faut pas juger.


Le prof de mythexmalotie regarde ces élèves partir. Il connait aussi ce feeling, quand des ados, pas encore adultes, ont l’impression de se retrouver au bord d’un précipice qui les effraye un peu. Pourtant, cet obstacle, bien que profond, peut être facilement franchi d’un petit saut mais, avec les années qui vont passer, ce gouffre paraîtra de plus en plus infranchissable.

Certains resteront ainsi bloqués pendant toute leur vie, sans savoir que ce précipice n’est pas si difficile à passer. Juste un petit saut. Il faut simplement y croire mais, en même temps, cela semble si difficile pour le non initié.

Le prof qui pendant l’exercice est resté dans l’ombre de son bureau, laissant les élèves s’exprimer entre eux, a, comme d’habitude, été très touché parce que ces jeunes êtres humains ont révélé. Il est toujours aussi surpris, qu’aussi rapidement, la confiance puisse s’installer dans sa classe.

Quand, il avait moins d’expérience en mythexmalotie, son cours avait un format différent. Il faisait beaucoup plus de théorie pour ménager la classe avant de les amener doucement vers les exercices pratiques.

Il s’était rendu compte, en gagnant de l’expérience, que c’était inutile. Ces jeunes pousses étaient pleines de vie et pas encore sclérosées par les demandes impitoyables d’une société tournée vers la consommation et le rendement. Elles pouvaient prendre des risques plus facilement que leurs ainés. La vie qui battait si fort en chacun de ses élèves, les aidait beaucoup à aller de l’avant. Et même si la publicité ou le marketing avec leurs clichés grotesques les emprisonnaient de plus en plus tôt, ces jeunes gardaient une capacité de réaction formidable.

Ceci dit, ces dernières années, les classes devenaient plus rebelles, de plus en plus d’élèves refusaient de participer aux exercices pratiques. Le prof avait tout d’abord pensé aux effets accrus de la société de consommation mais il semblait que le malaise était plus profond.

Plus numérique.

Le monde changeait rapidement. Le prof le remarquait bien lorsqu’il découvrait chaque année ses nouvelles classes. De nouveaux gadgets. de nouveaux téléphones. Maintenant des tablettes. Des liseuses. Les changements se produisaient de plus en plus rapidement et entrainaient ses classes dans des mondes virtuels, ouatés, confortables, ou on pouvait tout effacer et recommencer lorsque les conditions n’étaient plus plaisantes.

Game over. Play again.

Malheureusement, dans la vraie vie, ce n’était pas comme ça et beaucoup de ces jeunes ne l’acceptaient pas aussi facilement qu’avant.

Dans la classe vide, le prof rassemble ses affaires pour partir lui aussi. Il pense à sa petite fille qui l’attend chez lui et il se sent réconforté à l’idée de la serrer dans ses bras et de jouer avec elle.

Lorsqu’il fait demi-tour pour se préparer à sortir, il sursaute.

Damien est là, dans l’encadrement de la porte.

Le prof efface immédiatement dans sa tête toute irritation qui pourrait monter en lui et met de coté l’image de sa fille.

“Damien ? Entrez, mais vous savez, la classe est terminée.”

Le jeune garçon hésite un peu sur le seuil.
“Je voudrais pas déranger. Vous alliez partir.”
“C’est vrai. Mais je peux encore parler quelques minutes avec vous.”

Damien recule un peu.
“Non, c’est bon. Rien de spécial.”

Il fait demi-tour et commence à partir. Le prof saisit sa sacoche et le rattrape, claquant la porte derrière lui.
“Attendez, nous allons dans la même direction. On peut faire un bout de chemin ensemble.”

Les deux restent silencieux pendant qu’ils sortent du bâtiment.

“Ça ne vous intéresse pas du tout la mythexmalotie ?” demande le prof, une fois dehors.

Damien met un temps avant de répondre.
“C’est pas ma tasse de thé.”
“Vous savez que c’est un cours optionnel, donc vous n’avez pas à revenir.”
“Je sais.”
“Et pourquoi vous êtes passé ce soir ?”
“Je sais pas. Pour les copains, je pense.”

Ils marchent silencieusement dans l’allée pendant quelques instants.

“Damien, je n’ai pas beaucoup de temps là. Vous avez une question à me poser ou quelque chose à me dire ?”

Un autre silence.

“Y a des choses dont j’ai pas envie de parler,” marmonne Damien.
“Personne ne peut vous forcer à le faire.”
“Oui mais la base de la classe de mythex c’est bien de parler des choses qui nous font honte, non ? Et puis vous avez dit que ça nous change en mieux…”

Le garçon hésite un peu. Le prof n’insiste pas, lui laissant le temps de réfléchir, de peser le pour et le contre. Il comprend lui, maintenant, que cette petite conversation dans cette allée est très importante pour Damien. Le garçon ne le sait pas, il y a juste quelque chose qui le pousse. Mais le prof lui, sent qu’il peut changer tout un pan de la vie future du garçon, si seulement il arrive à le faire parler, si Damien peut exprimer avec des mots ce qui le gêne, ce qui lui fait honte.

Le prof sait aussi que c’est lui l’expert en mythexmalotie. C’est lui qui sait écouter. Trente ans d’expérience ! C’est le moment de l’utiliser.

“On peut s’asseoir sur un banc, si vous voulez ?” offre le prof.
“Non, je préfère marcher.”
“Comme vous voulez. C’est une histoire récente ?”
“Oui.”
“Quand ?”
“Il y a un an et demi.”

Le gravier crisse sous leur pieds. Damien commence à se gratter machinalement le bras.

“Vous y pensez souvent ?”

Le jeune garçon ne répond pas. Le prof comprend que le sujet est extrêmement difficile.
“On peut s’arrêter là si vous voulez, et reprendre la conversation plus tard.”
“J’en ai marre de garder ça pour moi.”
“Garder quoi, Damien ?”

Le garçon continue à se gratter le bras. De plus en plus fort.

“C’est un groupe de copains qui tombe sur une fille seule.”

(A suivre)

(Photo : Vankuso (Dominik Starosz))

Commentaires

23 commentaires pour “Une étrange école – Nouveau trimestre (8)”
  1. AMie says:

    Ne pas juger, ne pas critiquer, ne pas évaluer, ne pas interpréter.
    Juste accueillir. 😉

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup AMie ! Et nous le savons tous et toutes : c’est extrêmement difficile à accomplir. J’aimerai porter moins de jugements sur ceux et celles que je rencontre. Mais dans votre vie quotidienne, avec tellement de stress en nous et autour de nous, c’est parfois vraiment impossible. Alors je crois qu’il faut faire de son mieux et juste pratiquer… son auto-mythexmalotie. 😉

  3. Joel says:

    Robin Sharma illustre cette idée par une tasse de thé qu’il rempli, qu’il rempli encore et continue à remplir jusqu’à ce qu’elle déborde: on ne peut pas ajouter de thé dans une tasse remplie.

    La première réaction à avoir est de vider son esprit avant de simplement écouter et être réceptif.

  4. Jean-Philippe says:

    Merci Joel pour cet exemple ! J’ai cru que tu allais me sortir l’histoire du Maitre d’Echizen. 😉

    Robin Sharma, c’est bien celui qui a vendu sa Ferrari pour devenir moine ?…

  5. Joel says:

    C’est l’auteur du livre “Le moine qui vendit sa Ferrari”. Personnellement, j’ai une nette préférence pour le livre “Atteindre les Sommets” qui est une série de 101 réflexions de l’auteur sur lui-même et sur le monde: rencontrer une personnalité, écouter de la musique, prendre le temps de boire une tasse de thé ou encore lire une biographie.

  6. Jean-Philippe says:

    Merci Joel ! Il va falloir que je lise ça. Je trouve que lire des biographies – pas des panégyriques – est une belle façon d’apprendre comme si on avait un mentor. On voit d’ailleurs le grand nombre d’erreurs qu’ils commettent, règle de base vers le succès personnel. 😉

  7. maïlys says:

    Whaou! Une école qui apprend la vie plutôt que les mathématiques. J’aimerais bien que la mienne soit comme ça… J’adore cette histoire en tout cas. Elle m’apprend beaucoup.
    Quel age ont-ils ces enfants?

    Bonne continuation et vivement la suite!

  8. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup maïlys ! Oui l’école de la vie, ce serait bien mieux… et à ton avis, ils ont quel age ? 🙂

  9. Joel says:

    Pour répondre à la place de maïlys, je dirais 15 ans.

  10. maïlys says:

    moi je dirais plutôt 12-13…

  11. Jean-Philippe says:

    Intéressant ça vos réponses ! Je dirai que Joel est la limite haute et maïlys la limite basse. 😉

  12. Joel says:

    J’ai été animateur d’enfants de 12-15 puis 15-18 et selon moi ça colle tout-à fait à la mentalité des 14-15 ans. Une recherche à la fois d’être normal et anti conformiste, un envie de tout savoir tout en croyant tout savoir ce qui donne parfois des débats fantastiques lorsqu’ils sont réorientés intelligemment (comprendre: à dose homéopathique)

  13. Jean-Philippe says:

    Oui Joel, j’avais bien senti en toi l’homme d’expérience, celui qui connait les ficelles pour aider les ados à s’épanouir… le temps d’un groupe de vacances. 😉

  14. maïlys says:

    mais en même temps, c’est sûr que la dernière réplique est ambigüe…^^

  15. Très belle histoire, mais où est donc la suite???

    • Aie, je me suis fait repérer !

      Merci pour ton commentaire Jacques. En fait, la suite était déjà écrite mais si tu regardes la date, c’était juste avant le grand tremblement de terre (+ Fukushima). Après, j’ai mis du temps à m’y remettre avec les émotions et le déménagement pour malheureusement quitter le Japon.

      Je n’ai jamais repris les deux histoires que je développais à l’époque, celle-ci et Les 9 étoiles du désert. Mais ça se fera un jour. 😉

      • Joel says:

        Des internautes comptent sur toi.

      • Oui, il faudrait poursuivre, ce serait dommage de s’arrêter là! Une lecture idéale pour des ados et des adultes!
        N’y a t’il pas un cloudbraining pour aider les gens à aller au bout de leur réalisation? 🙂
        Jacques(line)

        • Hum… Bien vu et touché Jacqueline (ça ne peut être que toi qui a répondu)… je vais m’inscrire à ce Cloudbraining dont tu parles, il parait que c’est efficace. 😀

          • Oui, c’était bien moi.
            Ceci dit, cette histoire mériterait vraiment une suite… et une fin.
            C’est vrai que les jeunes (et moins jeunes) sont souvent tellement préoccupés par l’image que les autres auront d’eux-même, qu’ils évitent d’être eux même justement…
            Si un jour tu fais une version papier de cette histoire, tu pourras me compter parmi tes premiers acheteurs… J’ai déjà en tête quelques noms de personnes à qui je pourrais l’offrir.
            Enfin… tu as sûrement plein d’autres projets d’ici là…

            Bonnes fêtes de fin d’année

            • Merci beaucoup Jacqueline de prendre la peine et le temps d’insister. Avec Joel, vous remettez cette histoire devant “mon nez”. En plus, si j’ai commencé à écrire cette série, c’était justement, surtout pour les plus jeunes.

              Donc oui, je vais m’occuper de cette histoire plus tôt que prévu car même si une seule personne la lit et modifie un peu son mode de pensée, c’est gagné !

              Merci encore et joyeuses fêtes à tous les deux. 🙂

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