Une étrange école – Nouveau trimestre (6)

Toute la beauté du monde...

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Le nouveau cours de mythex va commencer. Tout le monde est présent, curieux de savoir si Damien va revenir. Dans la cour de l’école, il a affirmé que non.

Et effectivement, il est absent.

Quelques murmures courent dans les rangs. Mais ce n’est pas étonnant avec Damien, après tout, c’est un rebelle.

Le prof lui, est à son bureau, prenant des notes. Il pose enfin son stylo, consulte sa montre et frappe de son poing fermé dans son autre main, un geste que maintenant les élèves connaissent bien.

“Bonjour à tous !” dit-il en se levant. “Aujourd’hui nous allons entamer la partie la plus intéressante du cours de mythexmalotie, celle où nous allons commencer les exercices pratiques, celle où vous allez enfin pouvoir agir et pas seulement m’écouter parler.”

Louis qui était prêt à prendre des notes, repose son stylo, un peu déçu.
“M’sieur, nous avons à peine eu quelques heures de cours, on n’y connait rien à la mythex pour… pardon, à la mythexmalotie pour pouvoir faire des exercices pratiques.”
“Au contraire,” répond le prof en riant, vous en savez assez.

Il s’avance au milieu de la salle.

“Encore une fois, c’est quoi la mythexmalotie ?”

Les élèves se regardent un peu perplexes, se demandant si ce n’est pas une question piège. Finalement Élodie lève la main.
“C’est un peu l’art d’écouter les autres parler des trucs qui leur font honte, sans les juger ?”
“Exactement mademoiselle ! Maintenant, à votre avis, quelle est la meilleure façon d’apprendre cet art ?”

Aucune main ne se lève pour répondre, mais tous et toutes ont compris.

“La pratique !” enchaine le prof, “la pratique ! Elle seule pourra vous faire progresser. Comment voulez-vous être capable de confier des choses difficiles ou d’avoir une écoute ouverte, si vous ne pratiquez pas ? C’est comme en sport !”

Et ça, c’est embêtant pour tous les élèves. Parce que tant qu’ils écoutaient, le cours était assez confortable. Mais maintenant, il va falloir agir, parler, s’ouvrir, et ce n’est pas très rassurant.

“M’sieur, comment on va faire ça, ce n’est pas facile avec toute une classe…” demande Louis, essayant de retarder l’échéance.
“Bonne question. Vous allez vous diviser en groupes de deux pour commencer. Nous changerons ces groupes au fil des cours.”
“Et on va parler ? Juste comme ça ?” insiste Louis.
“Bien sûr. Vous connaissez un autre moyen vous pour communiquer ses idées verbalement ?”

Quelques rires se font entendre mais la classe est toujours tendue.

“Et si on n’a rien à dire ?” demande Élodie.
“Rien à dire ? C’est très possible au début. Dans ce cas, vous écouterez les silences de votre interlocuteur. Des silences qui en diront long.”

A nouveau, un murmure parcourt la classe. Certains se disent soudain que Damien a bien eu raison de ne pas revenir. Rien que de penser aux silences qui vont forcément s’installer, les élèves se sentent mal à l’aise.

Le prof lui, garde un petit sourire énigmatique.

Il en a vu des classes réagir comme ça, extrêmement gênées face à cet exercice. C’est vrai que ce n’est pas facile. Mais il pense que la seule solution, c’est de les pousser tout de suite dans le vide, pour qu’ils puissent faire face à leurs peurs alors qu’ils sont encore jeunes et souples. Une fois adultes, ils seront déjà très sclérosés par leur vie en société. Leurs filtres – à travers lesquels ils analyseront les évènements de leur vie – seront devenus bien plus épais et cela sera difficile de changer. Peut-être qu’ils n’arriveront même plus à se rendre compte de leur situation.

“Allons-y,” dit-il, sortant de ses réflexions. “Formez des groupes de deux sachant qu’on les modifiera chaque semaine.”

Dans le brouhaha qui suit, Louis a vite fait de venir s’asseoir à coté d’Élodie. Les autres élèves trouvent peu à peu un partenaire et le silence revient dans la salle.

“Très bien, maintenant pensez bien que vous allez chacun à votre tour raconter à l’autre une histoire personnelle. Elle doit concerner une de vos peurs. Une de vos hontes. Compris ?”

Dans les rangs, les têtes remuent lentement. La tension est encore plus forte.

“Pour vous aider, je vous propose de commencer de cette façon. Je vais moi, vous raconter une de mes histoires.”

Les têtes se redressent, intéressées.

“Mais attention, ne vous focalisez pas sur le fait que je sois votre prof pour me juger. Oubliez qui je suis et essayez de vraiment écouter mon histoire. A chaque fois que vous sentez que vous avez une opinion ou un jugement qui vous viennent à l’esprit, notez-les immédiatement, d’accord ?”

Les têtes approuvent.

“Alors voilà.” Le prof respire un grand coup et chacun comprend immédiatement qu’il n’est pas là pour rire, qu’il va vraiment raconter quelque chose de personnel. Qu’il leur fait donc confiance. Chaque élève se concentre un peu plus, curieux d’en savoir plus. Louis a le stylo sur la première ligne de son cahier, au cas où…

“Vous ne le savez pas mais avec ma femme, il y a trois ans, nous avons adopté un bébé. A note âge, c’est une décision sérieuse mais comme nous n’avons jamais pu avoir d’enfants, nous avions fait les formalités en vue d’une adoption, il y a des années de cela. Et puis, un jour, longtemps après, une lettre officielle est arrivée nous informant que notre demande avait été acceptée.”

Il marche un peu dans la travée centrale, tout en poursuivant son histoire.

“Imaginez, près de 10 ans après avoir fait notre demande, on nous proposait d’adopter une petite fille âgée de deux mois. Ma femme a immédiatement réagi comme une mère qu’elle allait devenir, en pleurant de bonheur face à notre chance. Moi, j’ai eu la réaction inverse. Je me suis senti trop vieux pour prendre la responsabilité d’une nouvelle vie. En clair, j’ai eu peur. J’ai même paniqué.”

Au moment où il dit ça, on entend des stylos qui griffonnent sur des feuilles de papiers.

“Nous avions à prendre notre décision dans la semaine. Ce furent les 7 jours les plus difficiles de ma vie. Nous avons eu des discussions très tendues et nous nous sommes même plusieurs fois violemment disputés avec ma femme. Elle essayait d’avoir une conversation avec moi mais, je refusais toutes ses mains tendues. J’avais trop peur !”

Il écarte les bras en signe d’impuissance.

“Et puis l’avant-dernier jour, elle a eu une idée de génie. Elle m’a fourrée sous le nez la photo du bébé en me disant : “monsieur le prof de mythex, regarde bien ce petit être que tu abandonnes parce que tu n’assumes pas ce que tu enseignes.”

Cela a été un véritable choc pour moi.

Quand j’ai vu ce petit bout de femme sur la photo mal cadrée, tout a changé. Tous mes doutes ont disparu. Un désir très fort de l’aider à grandir et à se faire une place dans notre monde m’a pris. En clair, je me suis mis, ce jour-là à l’aimer comme ma fille.”

Dans la classe, les stylos n’écrivent plus.

“Depuis, régulièrement, j’ai des moments de honte à ce sujet. J’ai honte de mon attitude, il y a 3 ans lorsque cette lettre est arrivée. J’ai honte d’avoir oublié tout ce que je vous enseigne à la seconde où mon estime personnelle fut mise en jeu dans un domaine complètement inconnu pour moi : être un père.”

Il soupire, un peu embarrassé. Ces yeux deviennent brillants.

“Alors, quand je la regarde dormir dans son lit, si calme, si paisible, je me dis, comment ai-je pu ? Puis je m’approche, doucement, de plus en plus près et j’écoute son souffle léger, rassurant.”

Il est un peu gêné.

“A ce moment-là, je me sens complètement en paix. Je sais que l’on fait tous et toutes des erreurs. Quand j’ai cette pointe de honte qui me revient, je me rappelle que je ne suis qu’un être humain avec mes propres faiblesses. Je ne suis pas une machine, un ordinateur. J’ai le droit de me tromper et ensuite de réviser mon opinion. C’est ça qui fait mon humanité.”

On entend la cloche sonner la fin du cours. Personne ne bouge.

“Ma petite fille elle, elle dort. Elle se moque de savoir si j’ai bien agi ou pas. Elle me fait confiance, totalement. Elle sait, instinctivement, que pour elle, je suis le meilleur des pères. Et cela lui suffit.”

Le prof écarte les bras avec un petit sourire.

“Et cela me suffit aussi.”

(A suivre)

(Photo : Pixie Led)

Commentaires

4 commentaires pour “Une étrange école – Nouveau trimestre (6)”
  1. kaltoum says:

    Cet épisode m’a beaucoup ému. Surtout ce passage:
    “Mais il pense que la seule solution, c’est de les pousser tout de suite dans le vide, pour qu’ils puissent faire face à leurs peurs alors qu’ils sont encore jeunes et souples. Une fois adultes, ils seront déjà très sclérosés par leur vie en société. Leurs filtres – à travers lesquels ils analyseront les évènements de leur vie – seront devenus bien plus épais et cela sera difficile de changer. Peut-être qu’ils n’arriveront même plus à se rendre compte de leur situation.”

    Et également l’histoire du prof, et la façon de la raconter et de parler de la honte ressentie après coup quand la situation qui l’avait initialement générée est loin derrière.

    Honnêtement, en lisant les épisodes précédents je m’attendais à une histoire avec une morale. Mais ça évolue d’un sens plus profond, je dirais que là je découvre une histoire avec du travail à faire!

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup kaltoum ! Cela m’aide bien de savoir ce que les lecteurs ont apprécié dans le texte et surtout de savoir ce qu’ils ressentent. J’essaie toujours d’inclure dans les articles des questions à se poser soi-même, alors c’est très utile d’avoir un feedback. 😉

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