Les 9 étoiles du désert (26!)

Par le 17 February 2011
dans Des histoires

L'empreinte d'un pied, claire et fugitive, signe d'une vie qui passe.

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Julien est pris d’effroi.

C’est comme si soudain le désert est devenu vivant.

Il est seul, avec son dromadaire face à l’immensité étouffante. Tant qu’il était en compagnie de Madani, il n’avait pas eu cette sensation de gigantisme. Il avait plutôt eu l’impression de se promener dans le grand jardin de son compagnon. Un grand jardin aride où ce dernier connaissait chaque dune, chaque point d’eau, chaque piège.

Alors c’était facile de suivre, d’apprendre et de se prendre pour un aventurier du désert. Pour un St-Exupéry. Pour un Lawrence d’Arabie. Mais maintenant, il mesure toute l’insignifiance de sa personne face à cet océan de sable. Et ça lui fait peur au plus profond de lui-même. Il ressent cette terreur dans ses os, une sensation que doivent éprouver tous ceux qui vont mourir dans un bateau en train de couler ou un avion sur le point de s’écraser.

C’est terrible de savoir que l’on ne peut rien faire.

A cet instant-là, l’existence prend une toute autre dimension.

Assis sur son dromadaire qui avance tout seul, le visage dissimulé dans son taguelmoust, Julien passe sa journée dans un demi délire à revivre tous les moments de sa courte vie qu’il pense importants.

Il se souvient en classe de 3e de ce prof de maths qui l’avait humilié devant ses camarades en lui faisant avouer qu’il avait triché. Il m’a fait pleurer, le fumier.

Il se souvient de cette jolie copine de vacances qu’il n’avait jamais osé embrasser. Elle a dû me prendre pour un imbécile.

Il se souvient des mensonges qu’il a prononcés calmement afin de se faire embaucher dans son agence de courtage. Quel faux-jeton je suis.

Il se souvient de la gifle reçue en CM2 par le caïd de la classe dans la cours de récré, sans qu’il réagisse. Encore un fumier !

Il se souvient du collègue qui lui a emprunté la moitié de ses économies pour les placer à des taux incroyables et qui a tout perdu. L’imbécile.

Julien, balancé sur le dos de son dromadaire, vide son sac. Il s’en fout. Il est mort, alors !

Ceci dit, au bout d’un moment, il n’arrive plus à trouver quelqu’un à blâmer. A qui le tour ? pense-t-il. La seule image qui lui vienne à l’esprit, et cela le surprend,  c’est celle de ses parents. Il va pour les accuser, eux aussi, de ne pas lui avoir donné les bonnes clefs de la réussite et du bonheur, d’avoir eu la main rude lorsqu’il était enfant mais, instinctivement, c’est un autre sentiment qui émerge.

De la compassion.

Il n’arrive pas à les accuser. Pourtant, il l’a fait tant de fois dans sa jeunesse avant de prendre ses distances avec eux lorsqu’il a commencé sa vie professionnelle. Non, il n’y a rien à faire, la compassion reste. Ici, il les comprend enfin. Leurs efforts maladroits. Leur manque de connaissance. Leur façon indirecte de s’inquiéter pour lui.

Il aimerait bien les revoir. Juste une fois. Pour leur dire ce qu’il réalise maintenant. Pour leur dire merci. Mais c’est trop tard.

C’est toujours trop tard.

Alors que le soleil s’approche de l’horizon, il va pour boire encore un peu d’eau dans sa grande outre mais il n’en tire plus que quelques gouttes. Elle est vide. Perdu tout au long de la journée dans ses pensées et ses délires, il a trop bu, trop vite, et maintenant, il se retrouve sans eau.

Son dromadaire s’arrête.

Comme si lui aussi avait senti que c’était fini. Comme s’il savait qu’il portait une charge dont la vie déjà s’échappait.

Tout est silencieux.

Même le vent s’est interrompu.

La tête lourde, penchée sur le coté, Julien regarde autour de lui. Cette immobilité et ce dépouillement environnants sont magnétiques. Il y a quelque chose de fascinant qui le tire de son délire. Pourquoi ? Il va mourir, c’est terrible ça !

Mais non, il reste juché sur sa monture les yeux attirés par ce qu’il observe autour de lui.

Pourtant, il n’y a rien à voir ! Tout est figé, identique, grain de sable après grain de sable. Le soleil touche l’horizon et embrase le ciel dans un dernier sursaut d’orgueil. Julien se retourne pour le regarder.

Malgré sa situation désespérée, il ne peut s’empêcher d’admirer la beauté de ce monstre de feu. Il en oublie sa soif. Il lève les yeux et voit tout là-haut les premières étoiles qui viennent furtivement s’ajouter aux rouges et oranges fiévreux d’un soleil finissant.

De l’autre coté, ce sont maintenant des armées de teintes bleutées qui s’avancent, poussant en avant les derniers cramoisis qui résistent et qui finissent tous par s’entremêler dans une danse ultime.

Julien regarde les dunes. Il voit les grains de sable. Il a l’impression de pouvoir les distinguer un à un. Ils sont beaux, simples. Il peut les sentir, les comprendre. Petits. Anonymes. Uniques. Il les connait, il les retrouve, comme de vieilles connaissances. C’est évident, pense-t-il, tous ces amoncèlements, ce ne sont pas des dunes mais bien ces petits grains unis dans un même but, créer la colline de sable.

Comme si c’était important, à ce moment-là, d’avoir cette prise de conscience.

De tous petits grains. Des milliards. Ici, tout autour de moi, sous moi… dans moi. Je ne suis aussi que grain de sable, se dit-il en regardant ses mains. Je ne suis rien.

Et tout.

Les bleus implacables ont gagné. Le ciel crépusculaire s’assombrit. de plus en plus de lueurs scintillantes apparaissent dans le ciel. Julien les regarde. Encore des grains de sables, se dit-il. Des milliards de grains de sables, dispersés dans l’univers.

Des milliards.

Et un seul.

Moi.

Soudain, il a une sensation de clarté incroyable, il sent, il découvre. C’est comme si on faisait tomber un grand voile et que devant ses yeux se révélait la splendeur de tous les secrets.

Julien a l’impression de découvrir le vrai monde, celui qu’on lui avait caché jusqu’à maintenant. Celui qu’il n’avait pas voulu regarder, perdu dans ses petites pensées pitoyables.

Oui, c’est ça ! La vie est là !

Toute la beauté du monde est dans un grain de sable qui s’appelle l’univers. Cette prise de conscience le fait tituber et il manque de tomber de son dromadaire. Il s’accroche à la selle, tremblant, en se disant qu’il faut qu’il partage ce qu’il vient de découvrir. C’est trop beau !

Est-ce ainsi que tous les prophètes du monde commencent leur destinée ? Est-ce ainsi que Jésus a compris ce qu’il devait faire ? Est-ce que Mohamed a vu lui aussi le grain de sable primordial ? Et Bouddha ? Et tous les autres ?

Julien se rappelle aussi que tous ces sages ont aussi eu un signe, quelque chose qui leur a fait comprendre qu’ils avaient raison, qu’ils étaient sur le droit chemin.

Il se tourne à droite et puis à gauche, comme si il s’attendait à voir un ange ou quelque chose apparaitre. Mais rien ne vient. Les yeux enfiévrés, il laisse errer son regard vers la droite et, lentement, il pâlit.

C’est impossible, se dit-il, je rêve !

Là, devant lui, juste à l’horizon, une étoile éclatante le fixe de son scintillement translucide.

Épuisé, Julien descend de sa monture et fait quelques pas en direction de l’astre luminescent.

Je suis un être choisi pense-t-il.

Sacré.

Cette prise de conscience est de trop pour lui.

Il s’affaisse lentement et glisse le long de la dune, s’enfouissant quelque peu.

Un grain parmi les grains.

Sable parmi les sables.

Poussière parmi la poussière.

(A suivre)

(Photo : Martin_Heigan)

Commentaires

10 commentaires pour “Les 9 étoiles du désert (26!)”
  1. Joel says:

    Encore un récit fantastique qui me replonge à l’âge de 16 ans.

    En quittant la classe alors que tout le monde était déjà parti, un ami me demande ce que je pense de… quelque chose que je n’estimais pas beaucoup mais dont je ne me souviens pas du tout. Par contre, je me souviens exactement de ce qui a suivi:

    Je lui répond, très confiant “Je m’en fous complètement!”
    Mon professeur de français lève la tête vers moi et me dit “C’est impossible!”
    “De quoi?” lui demandai-je.
    Il me répète “Tu ne peux pas te foutre complètement de quelque chose, c’est impossible!”
    Je réfléchis 1 seconde pour lui mettre mon arrogance sous le nez “Et le déplacement de 1cm d’un seul grain de sable en plein milieu du Sahara?”
    Sa seule réponse fut “Même ça a une incidence sur ta vie!”

    • Jean-Philippe says:

      Ton histoire est très étonnante, en effet Joel ! En même temps quelle chance d’avoir ce prof de français sous la main. Apparemment, cela dû bien te marquer parce que tu t’en souviens encore. 😉

  2. Coumarine says:

    Bonsoir Jean-Philippe
    Je suis subjuguée par ton épisode d’aujourd’hui…subjuguée par les descriptions, mais aussi et surtout par… le grain de sable…!
    J’avais un peu oublié combien il est important
    J’avais aussi un peu oublié la compassion vraie pour ceux qui avant nous ont fait comme ils pouvaient
    Merci pour ce beau texte

  3. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup pour tes compliments Coumarine ! Notre vie va souvent trop vite et on finit par oublier ces détails qui font tout le charme de notre existence. 🙂

  4. Joel says:

    J’ai eu d’autres professeurs comme lui. Le problème est que, à cet âge-là, je n’étais pas spécialement conscient de tout ce que je pouvais en tirer… me contentant des points minimums pour passer l’année suivante de préférence du premier coup.

  5. Jean-Philippe says:

    Tu as raison Joel, trop souvent, nous sommes déjà conditionnés pour accomplir ce que l’on attend de nous. Pour être passifs au lieu d’être actifs. C’est tout le drame de l’Éducation.

  6. Nathalie says:

    Remarquable cette description, je me sentais à côté de Julien… en grain de sable 🙂

  7. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Nathalie ! En fait, nous sommes tous et toutes des grains de sable, n’est-ce pas ? 😉

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