Les 9 étoiles du désert (17)

Par le 16 December 2010
dans Des histoires

La limite... entre perception et réalité est ténue.

Cet article est la suite d’une histoire qui a commencé ici.

Le lendemain, les paroles de Madani père résonnent encore aux oreilles de Julien.

Assis sur un rocher, un peu à l’écart du village, il se demande bien ce qu’il pourrait apporter à une famille touarègue qui veut retrouver son honneur. Encore, s’ils étaient à Paris, là oui, ils auraient été sur “son” territoire, il aurait pu les guider dans les embouteillages, leurs montrer des raccourcis, tous les petits trucs qui font que la vie parisienne est supportable.

Et puis, en y réfléchissant, il se dit que la famille Sadeck, elle aurait bien du mal à survivre dans la métropole française. Il repense alors à des immigrés qu’il a croisés dans certains quartiers sans jamais leur prêter la moindre attention. Immobiles, le regard vide, les poings fermés, jusqu’à maintenant, il avait plutôt eu envie de les éviter, voire même de les mépriser. Des épithètes viennent très vite dans son esprit : bons à rien, racaille, fainéants…

Et si…

Il regarde ses propres mains. Dans le village de Tidène, il ne vaut guère mieux. Avec ses diplômes et sa formation de courtier, sans l’aide des Sadeck, il ne survivrait pas longtemps, ici. Il deviendrait crasseux. Il en perdrait sa dignité. Il quémanderait pour manger, comme tout être humain qui n’a plus d’autre recours.

Alors il s’en veut un peu. Il s’en veut de ne pas avoir compris ces déracinés de la vie qu’il croisait dans le métro, de ne pas avoir eu parfois un regard, un geste, une parole qui leur aurait redonné un peu de dignité.

Perdu dans ses pensées, il n’a pas entendu arriver deux garçons qui se sont rapprochés en silence. Quand il les remarque enfin, Julien sursaute et les deux jeunes déguerpissent en criant “Takafirt ! Takafirt !”.

Cela fait plusieurs fois qu’il a entendu ce mot prononcé sur son passage et il soupçonne que ce ne doit pas vouloir dire quelque chose de gentil. “Racaille” peut-être ?

Finalement, il se lève, il marche un peu, pensif et, entendant d’autres cris d’enfants, se rapproche d’une colline derrière laquelle toute la jeunesse de Tidène semble s’être rassemblée.

Au début, Julien pense qu’ils sont en train de faire un match de football et il s’arrête un instant pour les regarder. Et puis, en les observant un peu mieux, il se rend compte qu’ils sont en train de jouer à un jeu totalement différent.

Oui, il y a bien une balle de cuir, plus petite qu’un ballon de foot mais ils n’utilisent ni leurs pieds, ni même leurs mains pour la faire avancer. Surpris, le jeune courtier les voit se servir d’une sorte de crosse, un peu comme au hockey !

Julien se rapproche des autres jeunes spectateurs pour mieux suivre la partie. Il a remarqué Madani fils dans une des équipes et silencieusement il salue sa dextérité à faire avancer cette balle dans le sable. Soudain, le jeune garçon se dégage, tape de sa crosse dans la balle avec force et marque sans doute un point puisque toute son équipe crie de joie avant de venir le saluer.

“Bravo Madani !” ne peut s’empêcher de crier Julien en applaudissant, ce qui lui vaut immédiatement des dizaines de “takafirt” qui le font battre en retraite et retourner vers le village.

En chemin, le petit Madani le rattrape et marche à ses cotés, sans un mot. Cela dure longtemps. L’apprenti-courtier n’est pas encore à l’aise dans ces longs silences.

“Tu as l’air de bien jouer,” dit-il finalement.
“Merci,” répond Madani.
“C’est quoi comme jeu ?”
“C’est le karey ! Vous n’y avez jamais joué ?” demande Madani étonné.
“Ah non, pas encore. Moi c’est plutôt le foot. Tu connais ?”

Madani le regarde comme s’il se moquait de lui.

“Évidemment que je connais. C’est un jeu de filles.”

Julien, ne voulant pas aggraver son cas, ne rajoute rien. C’est la première fois qu’il entend dire ça. Mais bon, après tout, c’est un jeune Touareg qui le dit, et il sait maintenant combien la vie du jeune garçon est difficile comparée à la sienne.

Après un autre long silence, alors qu’ils continuent à marcher vers le village, Madani regarde Julien.

“Merci,” dit-il.
“Merci pour quoi ?”
“Pour tout ce que vous allez faire pour nous.”

Le Parisien est un peu mal à l’aise. Il ne sait pas trop de quoi il lui parle, alors il reste évasif.

“De rien.”
“Et quand ce sera mon tour de passer l’épreuve, je vous promets que je réussirai,” ajoute Madani.

Là, Julien comprend.

Soudain pris de colère, il laisse Madani sur place pour courir, malgré la chaleur, jusqu’à la tente familiale. Devant, deux grands dromadaires, tous blancs et élancés, attendent sereinement. Madani père sort de la tente portant une outre d’eau.

Julien l’arrête.

“Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?”

Sa voix tremble.

Le père le regarde, un peu surpris.

“Décidément, vous avez du mal à comprendre les choses. Je vous ai déjà expliqué que nous allions partir sur les traces de mes ancêtres.”
“J’en ai assez. Vous m’enlevez presque, vous me donnez des ordres, maintenant vous voulez m’envoyer dans le désert ! Cette fois c’est non. Je n’irai pas !”

Madani père le regarde d’un air curieux.

“Si vous ne venez pas, ce n’est pas grave, j’irai seul.”
“Oui c’est ça, allez poursuivre de vous-même votre histoire de fous !”

Julien se laisse tomber à l’ombre de la tente. Le père continue son va-et-vient.

Madani fils finalement les rejoint et vient s’ asseoir aux cotés de l’apprenti-courtier.

“J’aimerai vraiment partir avec vous…” murmure-t-il.

Julien se mord les lèvres. Il se tourne ver lui, va pour lui dire quelque chose, puis se ravise. Le père sort à nouveau de la tente. Il a roulé son bernouz. Il l’accroche à sa monture sans prêter la moindre attention au reste du monde, comme si la chose la plus importante à cet instant, c’était de bien accrocher son bernouz.

Julien soupire.

Lentement, il se lève, nettoie ses mains pleines de sable en les brossant l’une contre l’autre, jette encore un regard à Madani fils et s’engouffre à son tour sous la tente. Il en ressort quelques instants plus tard avec le bernouz que lui avait prêté Madani père au soir de leur première rencontre, en route vers Agadez. Il a essayé de le rouler mais le manteau de laine forme une grande boule désordonnée avec les bouts qui pendent.

Madani fils se lève à son tour et vient l’aider à le plier correctement. Julien l’attache ensuite à sa monture et dans son dos, il entend la voix calme du père.

“Maintenant nous allons manger.”

Sous la tente, les deux hommes boivent le thé et mangent en silence quelques taguellas avec du fromage de chèvre. Un peu en retrait, le fils les observe.

A peine ont-ils terminé que soudain, une douce mélodie se fait entendre.

Au début, Julien pense que c’est une petite fille qui chante mais la fille de Madani est trop jeune pour ça. Et puis, la mélodie devient plus légère, plus rapide, venant d’un instrument.

Les notes s’envolent, d’abord lentes et espacées pour devenir de plus en plus rapides. Dans le coin le plus sombre de la tente, Taynast ne fait plus qu’une avec son instrument, son imzad. Le son est envoûtant. Julien en oublie de manger. Son âme semble soudain quitter son corps et s’envoler au milieu de la tente où elle rejoint celle de Madani père et celle de Taynast.

Là, elles dansent, pures, légères, sans aucunes attaches, sans autre but que d’être dans l’instant, que de vivre le moment présent.

Taynast, comme des dizaines de générations de femmes Touarègues avant elles, joue de l’imzad pour saluer les guerriers qui partent au combat.

Elle joue pour leur rappeler les trois lois de l’Ashak et pour leur dire que rien n’est plus important que ce qu’ils vont accomplir.

Elle joue pour Madani son mari, pour lui donner le courage, pour qu’il oublie ses soucis quotidiens et retrouve pleinement son instinct d’homme bleu. Elle joue pour lui rappeler qu’il a toujours été respectueux de l’Ashak et que demain, la bravoure, la générosité et le respect de la parole donnée prendront, pour lui, toutes leurs dimensions.

Elle joue aussi pour Julien et ce dernier ressent le grand honneur qui lui est fait. Il est peut-être le seul Européen pour qui on ait joué de l’imzad de cette façon. Pas comme pour un touriste venu goûter à une culture un peu mystérieuse, mais bien pour que son âme, qui pour l’instant, virevolte au sommet de la tente, trouve les mots justes, les gestes nécessaires, ceux qui permettront de revenir sain et sauf, l’honneur de la famille Sadeck retrouvé.

Brusquement Taynast suspend sa mélodie, laissant vibrer l’unique corde de son imzad.

Le silence qui suit est assourdissant.

Un silence qui dure alors que Julien, peut sentir la chaleur de son âme qui doucement, revient et s’enracine à nouveau en lui, apaisée, confiante.

A-t-il rêvé ? A-t-il vraiment partagé les serments les plus secrets des guerriers Touaregs ?

Une nouvelle clarté se fait dans son esprit. Quelque chose qui n’existait pas avant. Quelque chose qu’il ne peut pas encore nommer mais qui l’a changé. Amélioré. Grandi.

En plus, il le sent très fort, il le sent avec autant de clarté que le reflet des 9 étoiles dans la fontaine de Tidène : où qu’il s’aventure demain, il le sait, il reviendra.

(A suivre)

(Photo : ecreyes)

Commentaires

7 commentaires pour “Les 9 étoiles du désert (17)”
  1. Nathalie says:

    Je suis curieuse d’écouter cet instrument ! 🙂

  2. Jean-Philippe says:

    Tu as raison Nathalie ! Alors voici ici une leçon d’imzad. On ne l’entend pas trop mais cela montre un peu les sons et aussi la douceur de celle qui enseigne à la plus jeune. 🙂

  3. Nathalie says:

    tu racontes ça tellement bien que j’avais l’impression d’être assise avec eux … 🙂

  4. JPop says:

    J’ai hâte d’écouter ce fameux instrument 😀 Super billet!

  5. Jean-Philippe says:

    @Nathalie Merci pour tes compliments !

    @JPop Merci beaucoup ! Clique sur le lien et tu pourras en écouter un extrait. A propos, fan d’Arashi ? 😉

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