Les 9 étoiles du désert (15)

Par le 2 December 2010
dans Des histoires

L'Ashak devrait être dans le coeur de chaque homme

Cet article est la suite d’une histoire qui a commencé ici.

Sous la tente personne ne parle.

Julien ne sait pas quoi dire.

Madani – le fils – n’en mène pas large. Son père le regarde droit dans les yeux. Le petit garçon ne peut soutenir son regard. De toute façon, il sait qu’il a tort.

L’apprenti-courtier essaie d’adoucir les choses.

“Il a juste voulu aider sa famille.”

Sans quitter des yeux son fils, qui est assis face à lui, Madani le père, secoue la tête.

“Nous avons des règles, nous avons un code d’honneur, l’Ashak, et Madani l’a enfreint.”

“C’est quoi cet Ashak ?”

Le père tourne son regard vers Julien.

“Celui ou celle qui ne respecte pas l’Ashak subit le déshonneur. Les Sadeck l’ont déjà connu, il y a très longtemps et je ne veux pas qu’une nouvelle tache nous salisse.”

Il réfléchit un peu avant de reprendre.

“L’Ashak c’est notre code d’honneur, ce sont ces règles ancestrales qui nous ont permis de survivre sans nous plaindre dans des conditions difficiles depuis des temps immémoriaux. L’Ashak, ce n’est pas un code que l’on écrit un jour dans un livre et auquel tout le monde doit se référer, de gré ou de force. Non, l’Ashak c’est la sagesse orale de tous nos ancêtres, perfectionnée, affinée par le temps et l’expérience. Génération après génération, nos anciens ont découvert ce qui était bon pour notre communauté et ce qui ne l’était pas. Cet ensemble de vertus morales nous guide, nous permet de bien vivre et de marcher droit, la tête haute, libres.”

“Vous n’avez pas de juge ?” demande Julien.

Madani père se tourne vers sa femme qui est assise dans un autre coin de la tente, tenant leur petite fille dans ses bras. Il la regarde avec tendresse.

“Taynast est la gardienne de l’Ashak dans notre famille. Elle joue parfaitement de l’imzad, notre violon à nous. Le son de l’imzad est là pour nous rappeler l’importance de l’Ashak et de ses valeurs : la bravoure, la générosité et le respect de la parole donnée.”

Il porte à nouveau son regard sur Julien.

“Dans les veillées, avant de partir au combat, les hommes écoutaient l’imzad pour se rappeler où se trouvaient leurs vraies valeurs, ce pourquoi ils combattaient. Souvent même, les mélodies de l’imzad rappelaient aux guerriers de deux tribus ennemies qu’ils étaient des frères et que le dialogue se devait de l’emporter sur le combat. Ainsi l’Ashak nous a évité bien des morts inutiles.”

Il baisse les yeux.

“Alors que nous nous rapprochons du XXIe siècle, ces valeurs sont en train de disparaitre. L’entraide par exemple, élément primordial de l’Ashak, commence à se perdre. Nos anciens ne sont plus soutenus. Les plus jeunes ne sont plus épaulés. Les liens entre les familles dans les villages disparaissent. C’est le chacun pour soi, une course sans fin où il y aura toujours un perdant. Mais sous cette tente, dans cette famille, chez les Sadeck, nous continuerons à respecter les vertus de l’Ashak.”

Son regard se fixe à nouveau sur son fils.

Julien repense à son travail. A tous les coups bas que ce font les agents de change autour de la corbeille. Il repense à Jim Morrison, à sa mort presque solitaire à Paris au début du mois. Il repense à sa famille dont il a peu de nouvelles et qui d’ailleurs ne sait même pas qu’il est ici.

“Je respecte les codes de l’Ashak,” dit-il enfin, “Je les trouve très beaux et je les approuve mais, vous ne pouvez pas les appliquer si strictement sur votre fils. Après tout, Madani n’est qu’un enfant !

“Et alors ? Dans votre société, vous leur laissez tout faire ?”

Julien ne sait pas trop quoi répondre. Quand il pense à l’attitude de certains parents face à leurs enfants, il a presque envie de dire oui. Mais il revient quand même à la charge.

“Vous espériez vraiment que j’allais rester jusqu’à ce que je résolve l’énigme ?”

Le père tourne son regard perçant vers l’apprenti-courtier.

“Oui.”

Julien en avale presque de travers. Mais à quoi pensent-ils ici à part leur Ashak ? Ils ne se rendent pas compte que les gens, dans le monde, ont des choses urgentes à faire ? Qu’on ne peut pas aller contre la volonté des autres ? Il va pour lui dire tout ce qu’il pense de cette attitude mais le père parle à nouveau.

“Le temps n’a pas vraiment d’importance. Que vous soyez à Paris ou à Tidène ne change rien. Les soleils se lèvent et se couchent. Le temps passe. Une nouvelle saison. Un nouvel enfant. Le cycle de la vie se poursuit sans vous demandez ce que vous en pensez.”
“Peut-être, mais en France j’ai des choses nécessaires à faire !” répond un peu sèchement Julien.
“Comme quoi ?” demande Madani père.

Un silence suit.

Julien réfléchit furieusement. Il passe rapidement en revue les choses primordiales qu’il devrait faire mais ça, ce ne sont que des obligations. Il essaie de se concentrer sur les choses importantes qu’il “voudrait” accomplir. A part d’autres idées de vacances, de films à voir, de restaurants à découvrir, il n’arrive pas à trouver une seule action à expliquer, qui justifierait cette soi-disant perte de temps sous cette tente, en plein désert, maintenant.

“C’est pour ça que je vous ai choisi, parce que vous étiez disponible.”

Il se tourne à nouveau vers Taynast. Cette dernière hoche légèrement la tête, la petite sœur de Madani, maintenant endormie dans ses bras.

Le père ramène son regard vers son fils.

“Qu’est-ce que vous allez faire ?” demande Julien. “De toute façon, nous ne pouvons pas revenir en arrière. Je connais la réponse à l’énigme. Punir votre fils de quelque manière que ce soit, n’y changera rien.”

Le petit garçon lui jette un regard furtif. Julien lui fait un petit signe des yeux et reprend.

“J’ai passé votre première épreuve. Si vous m’en disiez plus sur la deuxième ?”

“Vous voyez que vous êtes disponible.” lui répond le père.

Julien ne pense pas que ce soit un compliment mais il continue.

“Vous devriez être fier de votre fils. A peine 10 ans ! et il a pu résoudre l’énigme des 9 étoiles.”

Les sourcils du père bougent un peu. Julien sent qu’il a fait mouche.

“Les traditions sont importantes. Il faut respecter l’Ashak, je suis d’accord, mais parfois les conditions changent, les hommes évoluent.”

Le fils lève timidement les yeux vers son père. Lui aussi a senti que la colère de son père a quelque peu vacillé.

Le petit garçon hésite un peu et puis, il se lève et, à pas lents, il va s’asseoir à ses côtés, se rapprochant tout doucement contre lui. Le geste est tout simple mais Julien en ressent une grande émotion.

Madani père a toujours son regard fixé sur l’endroit où se trouvait son fils quelques instants auparavant.

Sous la tente, personne n’ose plus bouger.

Soudain, lentement, le père lève son bras et avec délicatesse, vient le poser autour des épaules de son fils. Ce dernier se blottit un petit peu plus contre lui, cache sa tête dans les vêtements de son père et commence à pleurer doucement.

Julien peut à peine respirer. Il sent comme une grande vague monter en lui. Il garde les yeux grands ouverts mais sa vue se trouble un peu.

Il est là, sous cette tente, avec cette famille, perdu à la frontière du Ténéré mais il sait que jamais, il n’oubliera cet instant.

Oui, c’était important d’être ici.

(A suivre)

(Photo : nilsrinaldi)

Commentaires

19 commentaires pour “Les 9 étoiles du désert (15)”
  1. Nathalie says:

    Cet épisode nous donne à réfléchir quant aux priorités qu’on pense avoir. C’est vrai qu’à l’instant où Madani pose la question à Julien, on se la pose aussi 😉
    J’ai pensé de suite que pour moi c’était d’être là pour mes enfants et que mes bras s’ouvriront toujours pour les réconforter. 🙂
    Et vivement la suite peut-être la princesse Tin et Takamat au N°16 😉

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Nathalie de partager comme ça quelque chose de personnel ! Mais normalement, on devrait retrouver Tin et Takamat qu’au numéro 18. 😉

  3. Joel says:

    “Comme quoi ?”

    Deux mots qui font réfléchir.

  4. Jean-Philippe says:

    Merci Joel pour ton commentaire ! J’essaie de décrire ce qu’est cet Ashak mais un Touareg le ferait bien mieux que moi. Ceci dit, l’Ashak, qui nous parait si loin, nous permet quand même de nous poser des questions sur nos valeurs et ce après quoi nous courons.

    Je suis heureux que ce “Comme quoi ?” t’ait fait réfléchir. J’ai eu exactement la même réaction. 🙂

  5. Joel says:

    Oui, je me suis arrêté au moins une minute à ce moment du texte… J’ai peut-être un “petit travail” à faire sur moi même.

    Il est vrai que l’Ashak n’a pas beaucoup de sens sur le vieux continent. Par exemple, je ne suis pas du tout les mêmes valeur que mon père, ni celles de mon grand-père. Idem pour le coté maternel.

    J’ai quelques fois entendu dire que s’il faut faire le choix de sauver une personne agée ou un nouveau-né, les européens choisissent l’enfant alors que les africains choisissent la personne agée. Ce que je veux dire, par cet exemple assez glauque, c’est que certains peuples attachent plus d’importance à la sagesse et l’expérience, alors que d’autres préfèrent sauver une vie entière et saine plutôt qu’une vie déjà avancée.

    Personnellement, et vraiment si je n’ai pas le choix, je prends le nouveau-né. Mais je suis conscient qu’aucun des deux choix n’est bon ni mauvais.

  6. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Joel de préciser ta pensée ! 🙂

    Je pense que les principes de l’Ashak – ou sous un autre nom, dépendant des cultures – peuvent encore nous guider dans notre société parce qu’ils sont universels. Je crois que justement parce que nous avons moins de repères, nous nous posons plus de questions auxquelles nous ne pouvons pas vraiment répondre.

    Et puis, je ne connaissais pas cette question et ce choix à faire entre le bébé et la personne âgée. Spontanément, je ferais le même choix que toi…

  7. Jean-Pierre says:

    il me semble avoir un hyatus entre l’épisode 13 et le 14 ou c’est moi qui ne comprend rien à rien ?

  8. Jean-Pierre says:

    je veux dire entre 14 et 15 bien sûr !

  9. Jean-Philippe says:

    Merci Jean-Pierre pour ta question ! Effectivement, si tu n’as pas tout lu depuis le début – j’ai raison ? – , ce 15e épisode peut prêter à confusion par rapport au précédent. Cela signifie que quelque chose n’est pas clair dans mon histoire.

    Les 9 étoiles du désert regroupe 3 périodes différentes : le jeune Madani qui résout l’énigme (dès le 1er épisode) et qui est ensuite abandonné dans le désert par les siens, Julien et la famille Sadeck des années 70 que nous suivons maintenant et, la princesse Tin Hinan accompagnée de Takamat dont parlait Nathalie au-dessus, et qui ont échappé à une mort certaine dans le désert (épisodes 7 à 10).

    Le fait que je doive expliquer ceci montre que la confusion – que j’ai créée volontairement – est sans doute trop grande. Peut-être que je devrais proposer un “résumé des épisodes précédents” pour ceux qui les ont manqués ? 🙂

  10. Jean-Pierre says:

    @Jean-Philippe
    Non, je n’ai loupé aucun épisode. Mais j’ai un peu oublié Julien. Je me suis souvenu de lui et qu’il a rencontré les Sadeck dans leur village. Mais je n’ai jamais remarqué de décalage d’époque.

    sans faire de résumé tu pourrais aider avec par exemple pour celui-ci ;
    Julien : dernière apparition épisode XX
    Madani : dernière apparition épisode 14
    Père de Madani : dernière apparition épisode XX

    Mais ma confusion demeure quant au récit.

  11. Jean-Philippe says:

    Merci pour ta fidélité Jean-Pierre ! Dans ce cas, la confusion est un peu voulue mais peut-être que ce n’est pas une très bonne stratégie de ma part… En tout cas, merci pour ton idée. 😉

  12. AMie says:

    La confusion est peut-être due à la publication hebdomadaire de chaque épisode.
    Une lecture plus “ramassée” -comme pour un livre traditionnel- entraînerait moins cet effet. 😉

  13. crowns says:

    je suis d’accord pour la lecture plus compacte, svp

  14. Jean-Philippe says:

    @AMie @crowns Merci pour vos commentaires… qui me mettent un peu en difficulté face à mon rythme hebdomadaire. 🙂

    Je vais réfléchir à tout ça et voir si je peux trouver un bon compromis !

  15. Joel says:

    Ou alors, tu ajoutes un (tout petit) résumé de la dernière fois où les personnages concernés ont été évoqués, au début de l’article.

    Vu que j’ai tout lu d’un coup, ça m’a pas choqué… C’est un peu du Tarantino en fait!

  16. Jean-Philippe says:

    Du Tarantino ? La comparaison est très flatteuse ! mais il y a du vrai dans ce que tu dis – pas dans le talent mais dans le style – car j’aime bien créer un peu la confusion. 😉

  17. dieurdieuf says:

    Bonsoir Jean-Philippe.

    J’avais lu le 1er épisode il y a quelque temps, en pensant que c’était le seul. Et je découvre un véritable feuilleton ! Hier soir, je me suis enfilé les 21 épisodes d’affilée. 😀

    J’ai d’abord réagit un peu comme Julien, je trouvais dur le fait de laisser un gamin de 9 ans gâcher sa jeunesse pour une énigme à résoudre… Et là, le laisser en plein désert ! Mais en réalité, le puits n’est pas loin. Il apprend à survivre par ses propres moyens, pour devenir plus grand et plus fort.

    J’ai tout de suite pensé à l’Alchimiste de Paulo Coelho, même si l’histoire est différente. A quand un ebook ? A lire tranquillement dans une chaise longue pendant les beaux jours… 😉

    Merci pour ce roman. On attend la suite… 🙂 A bientôt.

  18. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup dieurdieuf pour ce commentaire et surtout pour avoir lu les 21 épisodes – au jour d’aujourd’hui ! – . Je te remercie beaucoup et bien entendu, vu la tournure que prend cette histoire, cela risque de se terminer en roman. 😉

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