Les 9 étoiles du désert (4)

Par le 16 September 2010
dans Des histoires

L'aventure d'une vie est juste là...

Cet article est la quatrième partie d’une histoire qui a commencé ici.

Les télex crépitent. Les téléphones n’arrêtent pas de sonner. Les voix crient des ordres. C’est l’effervescence, c’est reparti pour une journée.

Et Julien Delage n’en peut plus.

Cela fait 5 ans qu’il travaille dans cette salle exiguë. Cinq années à obéir aux ordres. A subir les pressions en tout genre, à plier aux exigences des patrons, à se faire mépriser par ceux de la CAC, la Compagnie des Agents de Change.

Parfois, lorsqu’il va à la corbeille, au palais Brongniart pour apporter les derniers ordres, il se fait traiter, dans son dos bien sûr, de “pieds humides”. C’est comme ça que l’on appelle ceux qui ne font pas partie du sérail. Ceux des maisons de coulisse. Ceux qui rament dans l’ombre et ne font pas partie de l’aristocratie des maisons officielles, celles des agents de change.

Julien, il n’appartient pas encore à la noblesse de la finance. Il ne fait pas partie de ceux qui travaillent pour Lazard, pour Nivard Flornoy, pour DKL, pour Tuffier Ravier ou pour Dupont Denand, toutes ces entreprises financières qui détiennent une licence – on appelle ça “une charge” – d’agent de change. Lui, il travaille dans l’ombre. Dans les coulisses.

Et pourtant au début, Julien s’était juré de rentrer dans l’une d’elles, car c’est la garantie du prestige et de la réussite. Maintenant il n’est plus si sûr.

En 5 ans, il a appris toutes les ficelles du métier et il a aussi commencé à passer des ordres pour lui même, sans prendre trop de risques. D’ailleurs, il sent que cela va bouger. Ça fait maintenant plus de 6 mois, depuis le début de l’année qu’il se murmure que les États-Unis pourraient suspendre la convertibilité du dollar en or. Le président américain, Richard Nixon, hésite toujours, mais chacun se prépare.

Quand il a commencé sont apprentissage, en 1966, personne autour du palais Brongniart n’aurait pu penser qu’une chose pareille puisse un jour se produire. Arrêter la fixité des taux de change des monnaies par rapport au dollar, c’est la porte ouverte à la décadence. Maintenant que cela se murmure autour de la corbeille, Julien sent qu’il va y avoir des affaires à réaliser, en jouant sur le deutschmark ou le franc, par exemple.

Mais il en a assez d’attendre. Il est allé voir son patron et ce dernier, plutôt sympa, lui a proposé de prendre un long congé et d’aller se reposer. En 5 ans, il n’a pris que 28 jours. Il est épuisé et a donc accepté. Il a placé quelques ordres au cas où et puis, il est parti.

Sans regrets.

La semaine dernière, un autre événement l’a marqué. Il a été bouleversé par la mort inattendue de Jim Morrison, le chanteur des Doors, juste à un pâté de maisons de chez lui.

Ça marque.

Alors ce soir là, il a écouté en boucle Riders on the storm, le dernier morceau du dernier album des Doors, qui venait juste de sortir.

Riders on the storm, cavaliers dans la tempête.

Jim Morrison avait 27 ans.

Alors il s’est décidé très vite. La vie n’attend pas.

Ce soir, en rentrant chez lui dans le métro bondé, il commence à sourire. Il est déjà ailleurs. Plus de sonneries, plus de chiffres, plus de calculs. Nixon, là-bas, à la Maison-Blanche, peut bien faire ce qu’il veut, lui, le jeune assistant courtier, il va partir.

L’été est chaud sur Paris. Il sort place de la Bastille pour rejoindre son minuscule studio qui a encore dû surchauffer pendant la journée. Mais ce n’est pas grave. Des journées encore plus chaudes, il va en connaitre beaucoup.

Demain, il part.

En marchant, rue du Petit-Musc, il repense à l’agent de voyage surpris qu’il ne veuille pas aller au bord de la mer ou sur une île. Il a pourtant essayé de lui vendre un séjour tout compris dans un Club Med, en lui disant que c’était la mode maintenant ! Qu’on pouvait s’y relaxer à 100% ! Qu’il allait pouvoir participer à plein d’activités… gratuites !

Julien avait dit non de la tête. Il n’aimait pas la mer. Il avait demandé quelque chose à l’intérieur, loin de l’eau. L’agent de voyage avait alors pris un air trop innocent pour être honnête, lui disant qu’il avait quelque chose de parfait pour lui.

Après avoir claqué la porte d’entrée et ouvert le velux pour faire rentrer un peu d’air frais dans son studio, Julien s’est assis et a regardé, posée sur la table, l’enveloppe au logo de la compagnie aérienne UTA.

A l’intérieur, il y a un aller-retour Paris-Niamey.

C’est aussi loin que ses économies lui permettent d’aller. Au Niger.

Il ne sait pas grand chose de ce pays, à part qu’il est plutôt stable et indépendant depuis une dizaine d’années mais, quand il revoit le sourire hypocrite de l’agent de voyage, il se dit que ce ne doit pas être un paradis pour touristes.

Et c’est tant mieux.

Il veut la paix et le dépaysement. La tranquillité et le silence.

Julien a trouvé une vieille carte Michelin chez les bouquinistes. La numéro 152. Sur la couverture rouge, il y a écrit en gros “Sahara”. Ça promet.

Ça sent l’aventure et c’est exactement ce dont il a besoin. Maintenant. Partir et oublier pour un temps l’effervescence parisienne et ses cotations.

Lorsqu’il la regarde sa carte, qui couvre une partie de l’ouest africain, partout où se porte son regard, il sent l’appel de l’inconnu, irrésistible. Après Niamey, il n’a pas encore décidé où il ira. C’est sûr, il ne restera pas dans la capitale. On verra bien, pense-t-il.

Il a commencé a préparer ses affaires. Enfin préparer est un bien grand mot. Il emportera un minimum. Quand on part comme ça, on emmène rien sinon à quoi ça sert de partir ?

Le lendemain, à l’aéroport du Bourget, lorsqu’il monte dans dans le DC8 d’UTA, un immense poids se lève de ses épaules.

Je l’ai fait, se dit-il.

Après le décollage, il sympathise avec son voisin, Thierry Picard, un ingénieur des mines qui travaille dans le nord du Niger. Ce dernier vient de passer des vacances en France et rentre au Niger pour reprendre son travail.

Passer ses vacances en France ? Rentrer pour son travail en Afrique ? C’est un petit peu le monde à l’envers ça, pense Julien. Tout est affaire de perspective.

L’avion fait une courte escale à l’aéroport de Lyon Bron pour embarquer quelques passagers et puis après, c’est le grand saut vers le sud.

En fin d’après-midi, le DC8 survole Niamey où tout parait jaune, presque ocre et soudain Julien a un doute. A-t-il fait le bon choix ? N’aurait-il pas dû suivre les recommandations de l’agent de voyage en allant sagement dans un Club Med ? Qu’est-ce qui lui a pris de faire le fanfaron ? Il n’a même pas une réservation d’hôtel et ne connait personne.

Mais déjà l’avion se pose, les passagers détachent leurs ceintures et on amène la passerelle.

Julien s’avance et dès qu’il franchit la porte de l’avion il est pris par la chaleur et la moiteur de l’air. Il a presque du mal à respirer tant l’humidité est dense.

Picard, l’ingénieur qui le suit, se penche vers son oreille, souriant :

“Bienvenue au Niger. En pleine saison des pluies !”

Ses vêtements lui collent instantanément à la peau. Dans le petit aéroport surchauffé, alors qu’il remplit ses formalités douanières, il sent un regard peser sur lui.

Il se retourne et il aperçoit un homme avec une sorte de turban autour de la tête et du visage qui le fixe intensément. Son regard est perçant. Récupérant son passeport il se dirige vers la sortie et sent bien que les yeux de l’autre sont toujours sur lui.

Picard le salue en l’encourageant à venir lui rendre visite dans le nord, à Arlit où il travaille. Il s’en va, rejoignant un véhicule de service de son entreprise qui l’attend et Julien, soudain, se sent seul.

Il s’avance vers la sortie du petit aéroport où de rares taxis attendent. Il hésite un peu.

Une main se pose sur son épaule et le fait sursauter. Il se retourne et, pétrifié, recule un peu.

L’homme au regard inquiétant se tient devant lui.

(Suite)

(Photo : diasUndKompott)

Commentaires

19 commentaires pour “Les 9 étoiles du désert (4)”
  1. Nathalie says:

    ben voilà… à jeudi prochain ! ça doit être Madani l’homme au turban, non? 😉

  2. Jean-Philippe says:

    Qui sait ? On saura ça, comme tu le dis si bien, jeudi prochain ! 😉

  3. Thomas says:

    C’est commence à s’y prendre à ce petit jeu du jeudi 😉 Du plaisir. Des sourires. Et de la patience hein Jean-Philippe ? 😉

  4. Jean-Philippe says:

    Merci Thomas ! Avec le petit-déjeuner peut-être ? 😉

  5. kategriss says:

    Arg ça y’est je suis devenue accro 😛
    En plus le changement de point de vue met de la fraîcheur dans l’histoire et nous permet de nous identifier différemment, après tout Julien est Français 😉
    Merci pour ces jolies histoires pleines de bon sens 🙂

  6. Jean-Philippe says:

    Merci kategriss ! Plus il y a d’accros, plus cela me motive. Et merci pour cette petite analyse. 😉

  7. Coumarine says:

    changement de décor, changement de personnage aussi, changement de ton
    changement de temps (tu utilises au présent, dans les épisodes précédents c’est le passé, style “conte”)
    Est-ce que tu sais où tu vas? Sais-tu où tu conduis ton histoire? Ou est-ce au fur et à mesure que “celle-ci se construit dans ta tête et sous ta plume?
    Parce que ce récit (par ailleurs passionnant) est loin d’être fini
    Tu sembles parti pour un roman
    Tu n’es pas obligé de répondre… ce sont simplement des pistes de réflexion auxquelles j’ai pensé!;-)

  8. Jean-Philippe says:

    Ah ! on sent la pro des ateliers d’écritures qui parle ! Merci Coumarine pour toutes ces questions qui me sont bien utiles. 😉

    Oui, je connais ma destination finale et en fait c’est le milieu qui se crée au fur et à mesure. L’exercice est intéressant, comment relier le début et la fin ? 🙂

  9. Fabrice says:

    Bravo, tu es sacrement productif! Faut quand même que je reprenne depuis le début;-)

  10. Lionel says:

    salut J philippe

    Je suis abonne a ton site, depuis quelques semaines, …le developpement perso est une de mes passions

    je voulais te demander,..
    j ai cru comprendre que tu es au Japon, combien de temps y restes tu?
    est ce pour une periode plus longue que 6 mois, ou est ce juste le temps d une petite periode touristique?
    si c est une longue periode, comment as tu fais pour les visas?

    j aurai prefere t ecrire cela par email,
    pour etre plus discret, mais bon, …
    comme je n ai pas vu d email sur ton blog,)

    Longue vie a ton blog

  11. Fabrice says:

    moi aussi la question m’interesse:-)

  12. Jean-Philippe says:

    @Lionel @Fabrice Merci pour les compliments. Pour la question du visa, chaque pays est différent. Pour moi, c’est simple ma compagne est Japonaise. 😉

  13. Relics says:

    Bonjour Jean-Philippe,
    J’aurais voulu savoir quel est le meilleur âge dans une vie. Qu’est-ce que tu en penses ?
    Et de ta propre expérience, quel a été le meilleur moment dans ta vie pour l’instant ?
    Merci, j’aime énormément ton site,
    A+ 🙂

  14. David says:

    Je vais répondre à certains ou abonder à d’autres commentaires :
    -Moi aussi j’apprécie le changement de point de vue. Les histoires croisées sont toujours pleines de suspens car on se demande quand elles vont se rejoindre. De mon simple avis de lecteur, je trouve que c’est un peu tôt de faire rencontrer Madani et Julien… mais tout dépend de la longueur du Récit prévue par Jean-Philippe.
    -Jean-Philippe, je confirme : La petite lecture du Lundi et du Jeudi matin, c’est effectivement un des ingrédients indispensable pour un petit déjeuner équilibré !
    -Enfin, @Relics, Je parierai sur une réponse du genre : l’âge idéal dans une vie c’est le tien ! celui que tu as aujourd’hui ! En tout cas je serais en phase avec une telle réponse !

  15. Lionel says:

    Je souhaitai d abord la reponse de J Philippe puisqu il est le capitaine du bateau sur ce site, mais quand meme j ai envie de dire a Relics =
    Cette question sur l age ne doit pas generer de troubles car elle est subtilement generatrice de mal etre a n importe qui qui se la pose de la sorte (age ideal@ age non ideal) = Je m explique =
    si je m interroge sur l age ideal de maniere absolu,
    je vais obligatoirement eliminer de mes valeurs ce que subjectivement je vais considerer comme l age non ideal,
    et donc,
    je vais devaloriser toute la longue periode d age non ideal de moi dans ma vie. Pourtant,
    il se trouve que d etre en vie implique toutes les periodes d age, sans distinction de zappage possible.
    Je vais donc malvivre les ages non ideal en attendant le bon?
    Et quand cet age dit ideal est depasse, je fais quoi? Je retourne au malvivre?

    On voit bien que cette question est discriminatrice par rapport a soi meme.
    La question que je trouverai plus adequate a se poser et generatrice de vrai bonheur durable est =

    Comment rendre chaque age de ma vie, comme un age ideal a vivre de maniere continue, sans rupture, ou chaque periode serait une decouverte et une experience unique particulierment interessante?

    J ai envie de rajouter, l important semble toujours dans la facon de formuler les bonnes questions pour marcher vers une bonne issue, et ca, dans n importe quel thematique de vie,)

    bonne journee

  16. Relics says:

    Merci à vous. C’est vrai je suis dans une période spéciale. Merci car ce que vous dîtes est très sensé. Biz à vous deux. Je vais regarder plus ce qui est positif en ce moment.
    Good journée.

  17. Jean-Philippe says:

    @Relics Merci pour ta question qui génère un débat intéressant. Personnellement je rejoindrai David. Le meilleur moment de ma vie c’est maintenant. Même si dans le passé, j’ai vécu des choses plus intenses, je n’avais pas l’expérience nécessaire pour les mesurer à leur juste valeur, c’est à dire que tout passe…

    Le plus important c’est d’être content avec ce que l’on a. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas vouloir atteindre des objectifs, bien au contraire. Mais ces objectifs, ils sont dans le futur, encore flous et pas atteints. Pour le passé, c’est la même chose. Se dire que c’était meilleur avant n’apporte rien et puis tout dépend de la définition du mot “meilleur”.

    Le meilleur âge, c’est dans sa tête en fait. Oui pour moi, le moment parfait c’est maintenant, alors que je tape ce commentaire pour toi. 😉

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