Les 9 étoiles du désert (3)

Par le 9 September 2010
dans Des histoires

Touareg signifie homme libre, libre comme le sable du désert.

Cet article est la troisième partie d’une histoire qui a commencé ici.

Pleurer.

C’est tout ce que Madani put faire lorsqu’il comprit que son père et son oncle l’avaient abandonné dans le grand Ténéré, le grand désert. Le soleil n’était pas encore très haut, les dernières étoiles venaient de disparaitre là-bas à l’ouest mais Madani lui, ne voyait rien de tout cela.

Paniqué et sanglotant, il voulut oublier.

S’oublier.

Ses larmes se noyèrent dans son tagelmoust. Il se dit qu’il ne reverrait plus jamais son village, ses amis et sa mère. Cette pensée lui fit très mal au cœur. Tout son monde c’était d’un coup, effondré. Tout ce qu’il appréciait, tout ce qu’il avait connu, avait disparu à jamais.

La peur, si cela était possible, le serra encore davantage dans ses bras implacables. N’ayant plus la force de pleurer, ayant épuisé toutes les larmes de son enfance, Madani se contenta de hoqueter, la tête enfouie dans son voile bleu.

Instinctivement, il chercha à s’évader en se remémorant, les visages, les tentes, les acacias de son village. Petit à petit, il réussit un peu à desserrer l’étreinte de la panique qui l’étouffait et se laissa glisser tout doucement dans les parfums et les rires de la vallée de Tidène.

Cette sensation était agréable, douce. Plus il s’enfonçait, et plus il avait l’impression de retrouver un monde connu, son monde à lui.

Après tout, ces histoires d’abandon dans le désert, peut-être qu’il les avait rêvé.

Il allait certainement se réveiller sous la tente maternelle, sa mère chantonnant paisiblement juste au dehors, tout en nettoyant une tagella encore chaude et toute croustillante dont il allait se régaler. Oui, il allait s’éveiller en entendant les petits coups de marteau que son père donnerait à la fine croix du sud en argent qu’il était en train de façonner et qu’il travaillerait ensuite dans le détail.

Un souvenir lui revint.

Le soir, après la remise de son tagelmoust bleu, son père l’avait pris à part et, il avait ôté de son cou la croix du sud que Madani l’avait toujours vu porter. Le garçon avait penché la tête en avant afin que son père puisse la lui glisser, dans ce geste traditionnel, qui se transmettait de père en fils depuis les temps anciens.

Il y avait en tout 21 différentes croix du sud, chacune représentant une des villes de son peuple. La forme, pour toutes, était sensiblement la même, une croix – à quatre pointes plus ou moins ornées – surmontée par une boucle elle aussi plus ou moins grande, plus ou moins décorée. Chaque homme chérissait sa croix d’argent qui permettait à deux inconnus de connaitre immédiatement le lieu d’origine de son interlocuteur. La croix du sud, maintenant suspendue à son cou, aux côtés de l’amulette de sa mère, Madani avait écouté les yeux baissés, les phrases rituelles que son père avait prononcées :

“Mon fils, je te donne les quatre coins du monde, parce qu’on ne peut pas savoir où l’on mourra.”

Mourir ?

Ce verbe l’aspira d’un coup vers sa réalité.

Le désert.

Le soleil qui frappait impitoyablement son dos.

Il se redressa et regarda autour de lui pour être certain qu’il n’avait pas rêvé. Oui, le dromadaire et le petit sac à victuailles étaient toujours présents. Il enfouit la main sous son vêtement et y trouva la croix du sud et l’amulette, trop réelles.

Il avait donc bien été trahi par ceux qu’il chérissait le plus.

Il sentit une sourde colère monter.

Comment son père avait pu être aussi déloyal ? Comment avait-il pu lui tendre ce piège et le laisser à son sort ? Comment avait-il pu cacher sa traitrise, même la nuit dernière, autour du feu ? Comment avait-il pu l’abandonner calmement dans les sables redoutables du désert ?

Étouffant sous son tagelmoust, Madani poussa un cri de rage.

Ce voile, symbole de la perfidie de sa famille. D’un geste rapide, maladroit, il le déroula, en fit une boule et en le maudissant, le jeta au loin.

Loin d’être calmé, il donna des grands coups de pieds dans le sable, finit par trébucher et, tombant à genoux, continua à donner des coups de poings dans le sable chaud, jusqu’à l’épuisement.

Finalement, à quatre pattes, la tête baissée, haletant, son regard croisa le bijou d’argent remit par son père. La croix du sud, pendant et se balançant à son cou, semblait le défier. Il eut envie de la saisir, de l’arracher et de la lancer le plus loin possible. A quoi servaient ces rituels inutiles ? Maudites soient ces vieilles traditions !

Le dromadaire émit soudain un râle court et commença à s’éloigner. Sous la chaleur qui augmentait de minute en minute, son instinct le poussait à avancer, à chercher une source de vie, un point d’eau. Rester immobile, c’était la mort certaine.

Madani se remit rapidement debout et courut arrêter sa monture. Il la ramena fermement vers le sac en peau de chèvre. Il s’arrêta et vit, non loin de là, la tache bleue de son tagelmoust abandonné dans le sable.

Il eut mal.

Il le ramassa, le nettoya avec soin, et l’enroula lentement autour de sa tête, se rappelant les centaines de fois où il avait vu son père accomplir les mêmes gestes.

A mesure que sa tête disparaissait sous le voile indigo, c’est comme si, tout doucement, il revenait à la vie, comme si son cœur retrouvait son rythme naturel, à l’unisson avec les paysages austères qui l’entouraient.

Combien de fois son père lui avait dit, tout en plaçant le dernier pan de voile sous le reste de son tagelmoust, qu’un jour lui aussi serait un habile forgeron, fabriquant et ciselant des pièces uniques et magnifiques ? Combien de fois, lui avait-il dit qu’il était un Sadeck, descendant de la plus fameuse lignée d’artisans connue au sud des montagnes de l’Ahaggar ?

Souvent, il lui avait expliqué que le forgeron, pour les Touaregs, avait une place à part. Il n’était ni noble, ni esclave mais disposait d’un statut particulier dans la société. Il était protégé autant que les femmes ou les enfants, car son savoir était trop précieux pour être perdu. Il était aussi l’intermédiaire, le messager, le négociateur, lorsque deux familles ou deux communautés devaient résoudre un problème de cœur ou de succession. Enfin, il gardait en mémoire de nombreux contes et poèmes, bien utiles pour dénouer les nœuds d’un conflit.

Ainsi, le talent des Sadeck était protégé comme un joyau par les familles nobles de son village et, même l’immense et mythique oasis de Tafilalet, très loin, là-bas quelque part au nord, connaissait leur nom.

Alors, son père lui avait dit qu’il était deux fois béni. D’abord parce que son destin était de créer des bijoux d’une finesse inégalée et ensuite parce qu’il était né Touareg.

Il était donc un homme libre que personne ne pourrait jamais enchainer.

Il lui avait dit que même si des chaines s’attachaient à ses poignets ou étouffaient son cœur, son âme elle,  serait toujours libre comme le sable tournoyant sous le vent du Ténéré. Rien, ni personne, ne pourrait jamais lui faire baisser les yeux.

C’était une chance, avait conclu son père, mais cette chance impliquait des devoirs.

Dans la chaleur qui maintenant écrasait tout le paysage, Madani, peu à peu, réalisa son erreur.

Lentement, il retrouva son courage. Il retrouva sa force. Il retrouva son âme. Il se pencha pour ramasser une poignée de sable qu’il laissa glisser entre ses doigts.

Je suis comme ça, se dit-il, libre sous le vent et que rien n’arrête. Pas une seule épreuve ne me sera insurmontable et je ramènerai les 9 étoiles à Tidène.

Il sourit et faillit même éclater de rire.

Mais, son instinct de Touareg maintenant retrouvé, lui fit garder sa réserve car il savait qu’ici, chaque geste avait un prix. Il avait déjà assez fait le fou comme cela.

A côté du dromadaire, le sac de vivres lui fit soudain très envie.

Avec assurance, il l’attrapa.

Lorsqu’il l’ouvrit, il n’en crut pas ses yeux.

(Suite)

(Photo : Felipe Gabaldon)

Commentaires

14 commentaires pour “Les 9 étoiles du désert (3)”
  1. Nathalie says:

    GRRRRRRRR!!!! et???? faut encore attendre une semaine pour savoir ce qu’il y a dans le sac??? A moins que tu as décidé de mettre la suite dans la journée… 😉

  2. Jean-Philippe says:

    Merci Nathalie et désolé de te faire patienter comme ça… 😉

  3. Nathalie says:

    je comprends !! mais vaut mieux qu’il y en a encore beaucoup alors!! 😉

  4. Jean-Philippe says:

    Tu penses ?… Pourquoi ça ? 😀

  5. Nathalie says:

    Ben oui je pense bien ! j’espère bien en fait ! Car Madani doit tomber amoureux et il doit encore vivre plein d’aventures ! Donc tu dois le faire vivre jusqu’à ce qu’il peut transmettre son savoir à une descendance!! non ??

  6. Nathalie says:

    ….jusqu’à ce qu’il puisse… 🙂

  7. Jean-Philippe says:

    Ah oui Nathalie, là je te comprends ! Alors Madani a du pain sur la planche. 😉

  8. David says:

    Tu n’as jamais autant joué avec nos nerfs Jean-Philippe ! Tu nous laisses imaginer un destin, une suite formidable et tu nous abandonnes d’un coup en plein désert… Je n’ai pas de tagelmoust à jeter par sentiment d’abandon… alors je vais me résigner à attendre !

  9. Jean-Philippe says:

    Merci David pour ces sentiments que tu révèles… à chaud ? 😉

  10. kategriss says:

    Raaaah non, je croyais que la troisième serait la bonne ! Et bien non, il nous faudra donc encore attendre. J’ai hâte de connaître la suite 😉
    En tous cas, jolie fin, pour nous tenir en haleine, rien de mieux.

  11. Jean-Philippe says:

    Merci kategriss ! Dans le désert, patience est mère de survie. (Vieux proverbe devpersolien) 😉

  12. Bonjour Jean-Philippe,
    Je découvre ici tes talents narrateurs… avec plaisir !
    … Et curiosité pour la suite.
    Je découvre Madani puisque c’est le 1er épisode que je lis et je le trouve déjà touchant. J’aime beaucoup ta façon de planter le décor.
    Avec une fin comme ça, on est suspendu à… ton crayon !
    A bientôt, donc.

  13. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Sophie pour tes compliments ! et en plus ton commentaire me fait comprendre que j’ai oublié de mettre le lien vers les précédents épisodes, car celui-ci est le troisième. Voilà qui est rectifié. 😉

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