Table numéro 12 (suiiite)
Par Jean-Philippe le 17 June 2010
dans Apprenti philosophe, Changer les règles, Des histoires
Cet article est la quatrième partie d’une histoire qui a commencé ici.
Là, c’est la jeune fille et toi qui éclatez de rire.
L’écureuil ? Responsable de notre liberté ? La dame, elle est vraiment drôle !
“Vous dites qu’on vous a bien fait rire tout à l’heure mais maintenant, c’est vous qui nous rendez la pareille !”, tu lui dit un brin railleur.
“Sans vouloir vous offenser,” poursuit la jeune fille, riant toujours, “vous êtes depuis trop longtemps en dehors de la société. Vous ne savez plus du tout ce qui s’y passe. Et puis je vous vois venir avec vos idées écolos. Paix sur terre et longue vie aux animaux. On veut tous ça vous savez, mais il y a une réalité à vivre, là-bas dans ce grand restaurant.”
“Mais alors, pourquoi vous n’y êtes pas restée ?” demande doucement la dame.
Tu vois que la jeune fille, piquée au vif, fige son sourire, ouvre déjà la bouche pour lui répondre et puis, au dernier moment, elle se ravise, bouge un peu sur le banc, et finalement murmure d’une voix basse.
“Désolée. Non, je ne veux pas retourner au restaurant de fous. Mais ici, en dehors, on peut bien faire ce que l’on veut, on est libre non ?”
La dame sourit affectueusement. “Ce n’est pas grave. C’est la fougue de la jeunesse. Vous voulez tout, tout de suite. Vos cellules sont en plein bouillonnement et vous devez exprimer ce trop plein d’énergie, d’une manière ou d’une autre.”
Tu interviens. “Moi ça va. Je n’ai rien qui bouillonne.”
“C’est ce que vous pensez. Mais il y aussi un feu en vous, même si vous pensez que vous êtes plutôt calme et sans ambition démesurée. Sinon, vous aussi vous seriez resté dans le grand restaurant.”
Elle se tourne vers la jeune fille. “Et puis, ne pensez pas que je sois juste une sorte d’écolo-soixante-huitarde déconnectée du monde. Au contraire, je suis bien ancrée dans notre société.”
Vos barquettes sont vides. Silencieusement, Vous commencez un peu à ranger. L’après-midi est douce. Discrètement, tu regardes la jeune fille et tu la trouves de plus en plus jolie. tu aimerais bien qu’elle dénoue ses cheveux. Ils ont l’air très beaux, tirants sur le roux… comme un écureuil.
Cette dernière pensée te fait sourire en silence. La jeune fille le remarque. “Qu’est-ce qui vous fait rire maintenant ?”
Le rouge te monte au visage. “Rien, rien… juste que… c’était un déjeuner agréable.” Tu essaies de prononcer ces derniers mots avec détachement, mais le ton de ta voix trahit une certaine émotion.
La dame se méprend. “Vous êtes gentil. Je viens souvent par ici, alors on pourra se revoir.”
La jeune fille range sa dernière barquette. “Oui mais ne pensez pas que vous allez pouvoir vous échapper comme ça. Vous nous avez posé une question, sans y répondre vous-même. Votre histoire d’écureuil et de liberté, je n’ai pas compris du tout.”
La dame hoche de la tête. “C’est vrai, je vous dois une explication.”
Elle réfléchit un peu et puis vous regarde. “Quelle serait la vie idéale pour un écureuil ?”
Sa question te surprend. Tu aimerais bien qu’elle arrête de parler de cet animal. Car il te fait penser à cette chevelure qui, dénouée doit être si souple et soyeuse. Et douce au toucher. Tu essaies de te concentrer sur la question posée mais c’est vraiment difficile.
Bien sûr, la jeune fille a déjà une réponse. “S’élancer d’arbre en arbre et rassembler des noisettes pour l’hiver.”
La dame acquiesce. “Je suis d’accord avec vous. Mais alors, que faites-vous du chapardage dans les barquettes ?”
“C’est un détail, ça ! C’est parce qu’on se trouve justement ici aujourd’hui. Alors de temps en temps, quand quelqu’un vient manger dans le parc, il se sert.”
“Pensez-vous que ce soit bon pour lui ?”
“Peut-être… après tout, il a moins d’effort à faire pour manger.”
“Et l’hiver ?”
“Il n’a qu’à récupérer les noisettes qu’il a caché pendant…”, tu vois la jeune fille baisser la tête, comprenant la bêtise qu’elle allait dire. Dans ses yeux, tu saisis un brin de colère. Elle n’aime pas perdre. Elle reprend la parole, essayant de contrôler sa voix du mieux qu’elle le peut. “Tout évolue. Tout change. C’est le progrès. L’homme d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. C’est la même chose pour les écureuils.”
Tu veux l’aider. “Elle a raison. On ne peut pas stopper l’évolution.”
Elle lève les yeux et te regarde, un tout petit sourire se dessinant sur son visage. Toi, tu es bien content et tu voudrais bien garder ce moment, longtemps. C’est vrai, finalement, vous êtes dans le même camp.
Mais la dame poursuit. “Chaque changement de comportement a une cascade de conséquences. Si l’écureuil ne cache plus ses noisettes parce qu’il compte sur les barquettes, quand arrive l’hiver, il meurt de faim. De plus, toutes ces fruits à coque qu’il dissimule, il n’en retrouve qu’une partie, le reste germant naturellement. Ainsi, il est un peu jardinier, aidant au renouvellement des forêts.”
Vu sous cette angle, tu regrettes presque d’avoir apporté tes barquettes ici. Alors tu veux détendre l’atmosphère. “De jardinier, il pourrait se transformer en recycleur de barquettes plastiques !”, et tu t’esclaffes bruyamment devant ton bon trait d’humour.
Ton rire s’arrête net dans ta gorge quand tu vois que la jeune fille hausse les épaules. La dame elle, te regarde en cherchant à comprendre qu’est-ce qu’il y a d’amusant dans ce que tu as dit.
Tu veux te racheter. “Mais alors, qu’est-ce qu’on peut faire ?”
“Je ne sais pas. Tant que nous, êtres humains, considérerons la liberté de notre seul point de vue, il sera difficile de modifier la situation.”
Elle réfléchit une seconde, puis se décide. “Peut-être que la liberté, la vraie, ce n’est pas l’indépendance, qui est à mon avis illusoire, mais bien son opposée, l’interdépendance.”
Là, tu as encore du mal à suivre. Interdépendance et liberté te paraissent complètement différentes. Et la jeune fille est du même avis. Elle secoue la tête.
“Qu’est-ce que vous nous racontez ? C’est la grande communauté peace and love ?”
La dame sourit. “Vous voulez vraiment me faire passer pour une nostalgique de l’époque baba-cool. Imaginez, si vous viviez seule sur la planète, vous l’auriez votre indépendance. Mais à partir du moment où il y a un autre être avec vous, les données changent, vous êtes bien obligée de le prendre en compte.”
La jeune fille est batailleuse. “Je peux l’ignorer.”
“Et si c’est un lion ?”, insiste la dame.
Décidément, tu te dis qu’avec elle, c’est difficile d’avoir le dernier mot. La jeune fille aussi s’en rend compte et fronce les sourcils. “Si c’est un lion, je le mets en cage dans un zoo !”
Face à vos visages surpris, elle éclate de rire. “Non, je plaisante !”
La dame reprend. “Donc quelque soit la nature de cet être, il faut le prendre en compte. On ne peut l’ignorer. Il faut passer une sorte de contrat avec lui. C’est ça que j’appelle l’interdépendance. Une fois votre accord mis en place, vous êtes plus libre qu’avant.”
Nous restons silencieux quelques instants. Tu as envie de faire un autre trait d’humour en lui demandant comment elle fait pour signer un contrat avec un lion mais, sagement, tu t’abstiens.
La dame reprend la parole. “Peut-être que notre chance réside dans les réseaux sociaux. Nous y tissons des liens interdépendants qui sont de plus en plus importants.”
“Ah, vous utilisez le net ?”, tu lui demandes, surpris.
“J’ai l’air si déconnectée ?”, elle te répond, du tac au tac.
Tu secoues la tête, un peu rouge. Elle poursuit.
“A la table numéro 12, il n’y a pas d’accord. Nous n’avons pas le choix. Nous ne sommes pas libre. C’est bien pour cela que vous êtes partis. Tout comme l’écureuil qui mange dans les barquettes, vous auriez dû avaler ce qu’on vous aurait servi. Souvent, on finit par s’habituer, on oublie sa liberté et on devient frustré.”
Elle marque un temps d’arrêt et reprend, d’une voix qui tremble un peu.
“On perd le goût de la vie. On oublie les noisettes. On est soumis.”
Tu sens un petit nœud dans ta gorge. Tu regardes la jeune fille. Elle aussi a senti cet émoi et ses yeux brillent un peu plus.
La dame soupire, ouvre la bouche pour ajouter quelque chose, quand soudain, venu de nulle part, quelque chose tombe sur la table, vous faisant tous sursauter.
C’est l’écureuil.
Vous ne bougez pas, tous les quatre. On dirait qu’il vous dévisage. Dressé sur ses pattes arrières, il est étrangement immobile. Il semble d’ailleurs te fixer avec ses grands yeux noirs. Tu en serais presque mal à l’aise. Tu voudrais pratiquement t’excuser pour les barquettes, les contrats non-signées, les caches à noisettes inexistantes.
Il tourne sur lui-même pour examiner la jeune fille, qui recule un peu. Tu ne serais pas surpris s’il se mettait à parler.
Vous restez ainsi pendant de longues secondes. Cela en devient presque irréel. Comme si l’écureuil avait suivi toute la conversation. Comme si, par sa présence, il voulait donner du poids aux arguments de la dame.
Il finit par se poser sur ses pattes avant et doucement, sans peur, il fait le tour de la nappe rouge, sa longue queue rousse ondulant derrière lui. Il s’arrête au bord de la table. Il tourne encore une fois la tête pour vous regarder et d’un bond, sans bruit, il disparait dans un fourré.
Quelques secondes plus tard, il est à nouveau là-haut, sur sa branche.
(suiiiite)
(Photo : iamchad)
Ce matin, en marchant je me suis dit : « Tiens, on est jeudi ! Avec un peu de chance je vais pouvoir lire le mot “suiiite” ». Souhait exhaussé que déjà il me tarde la suiiiite.
Concernant l’interdépendance, en tant que “mouton noir” je ne peux qu’être d’accord avec cette vieille dame qui transpire la sagesse.
Merci beaucoup Nicolas ! Comme tu le sais j’aime vraiment ton concept du “mouton noir” et je recommande à tous ceux et à toutes celles qui se sentent scanneurs d’en lire plus sur ton blog. 🙂
Je te remercie grandement pour cette recommandation 🙂
Il est clair que le mouton noir n’aime pas le repas de la table 12.
Non, le mouton noir se nourrit de mets riches et variés qui le transforment en un mouton muticolore, bien plus intéressant. 😉
Il est également de bonne aloi de préciser que cette couleur n’est pas due à une quelconque toxicité de ces mets, mais au bienfait que procure la dégustation de tels repas 😀
Ce nouvel article suscite peu de commentaires. Et ce n’est pas étonnant ! Les métaphores sont nombreuses, les dialogues constituent l’essentiel du récit. Tous les messages délivrés sont cachés par l’auteur ? Pourquoi ?
Justement parce que Jean-Philippe nous invite à chaque ligne à chercher des noisettes. Il ne nous propose ni les banalités de la table n°12, ni les barquettes préparés (mêmes par de petits artisans de qualité). Il nous demande un peu d’efforts pour affronter notre propre hiver ! Alors je me permets de partager ma petite étude de texte.
Toi (comme moi) lecteur attentif des blogs de développement personnel, tu cherches le meilleur chemin pour accéder au bonheur ? Fuir cette vie que tu ne maîtrise pas ? La première étape, c’est d’oublier les recettes magiques ou encore de quitter la table n°12. C’est clairement de prendre du recul par rapport au « Système ». La seconde, c’est de commencer à apprendre, à se former en goutant à une multitude de barquettes. Mais attention, il ne faut pas tomber dans la consommation béate de ce que les autres écrivent pour nous. Inspirez vous de tous ces très bons blogueurs qui prennent le temps de partager leurs réflexions, mais ne restez pas inactif. Faites un effort en collectant vos propres pensées (vos propres noisettes).
Et tout cela, faite le dans un esprit constant d’humanité et de respect de l’autre. Oublions la quête personnelle et égoïste du bonheur. Le développement personnel n’a de sens que s’il est vécu pour mieux s’intégrer au monde et aux êtres qui nous entourent !
(Ce commentaire n’est bien sûr qu’une des lectures possibles !)
Merci beaucoup David pour cette analyse détaillée ! Comme tu le dis, il y a plusieurs lectures possibles, ça dépend de son vécu et de la façon dont on perçoit les choses. En tout cas, tu fais mouche sur de nombreux points et tu me fais aussi découvrir des choses que je n’avais pas remarqué. 😉
Merci 😉
De rien Olivier !