La conjugaison

Par le 16 April 2012
dans Des histoires

La mise était-elle la bonne ?

On va encore s’ennuyer.

Un nouveau jour en classe. Le CM2 c’est vraiment pas intéressant.

Surtout en fin d’année scolaire, alors qu’il fait un temps magnifique dehors.

Monsieur Baptiste – un enseignant à l’ancienne, qui maintient une discipline de fer – écrit en grosses lettres au tableau : Conjugaison.

Ça soupire dans la classe.

Mais il insiste. Il rajoute une deuxième ligne : Verbe devoir (3ème groupe – irrégulier).

Là, c’est carrément la houle.

Ça se plaint dans tous les coins, on en rajoute, un petit vent de rébellion souffle parmi les élèves, sans doute encouragés par l’air chaud qui envahit la classe avec son parfum de vacances.

Il calme tout ça d’un simple mouvement de la main.

“Allez, on révise : ouvrez vos cahiers et recopiez.”


Avec monsieur Baptiste, on ne plaisante pas et en plus il fait un peu peur, avec ses gros sourcils noirs et touffus que peinent à cacher une paire de lunettes à monture de métal. Alors, on sort les cahiers et on recopie le grand poster qu’il vient de dérouler : la conjugaison du verbe devoir.

A mesure que le silence s’installe, que les stylos commencent à écrire, que les temps sont déclinés à tous les modes, monsieur Baptiste sourit intérieurement. Chaque année, c’est la même chose.

La conjugaison de verbe devoir, c’est son heure de gloire à lui, sa petite contribution personnelle à l’enseignement terne proposé par les programmes officiels.

Alors, il attend. Il sait que cela ne va pas tarder.

Tiens, déjà là-bas, au premier rang, Emma l’a remarqué.

C’est la plus douée cette année, la plus rapide, elle a vite noté que quelque chose n’allait pas dans ce tableau de conjugaison. Elle s’est retournée discrètement, essayant de croiser le regard du maitre. Car elle est timide, Emma. Plutôt que d’attirer l’attention en levant la main, elle va attendre que quelqu’un d’autre, de plus téméraire, ose demander.

Monsieur Baptiste fait mine de ne pas la voir.

Il attend.

Il savoure sa petite mise en scène.

Ça y est, Lahcène aussi l’a vu. Enfin, il a vu qu’Emma s’était arrêtée et il a senti qu’il y avait anguille sous roche. Il a vite parcouru le poster et, lui aussi a compris.

Il regarde aussi monsieur Baptiste en fronçant les sourcils.

D’autres élèves, à leur tour, remarquent le problème. Ca commence à se regarder dans les rangées, à se chuchoter, à se poser des questions.

Mais qui lui demandera à lui ?

Chaque année, monsieur Baptiste se fait son petit PMU scolaire. Il parie sur un élève et s’il gagne, il s’offre le meilleur restaurant de la ville – bien au-delà de son budget – , inscrit au Michelin et très bien “étoilé”.

Comme on est au début du mois de juin, il a une excellente connaissance de ses protégés. Il les a étudié sous toutes les coutures, il a analysé leurs réactions, il a découvert leur points forts et leurs points faibles, essayant d’arrondir les angles.

Mais là, aujourd’hui pour lui, c’est le grand oral, l’examen de l’année, le test final, celui qui lui prouvera qu’il connait bien ses élèves et qui lui permettra de s’offrir une petite folie.

En gros, c’est son Prix d’Amérique, version scolaire.

En 37 ans de CM2, il ne s’est trompé de poulain qu’une seule fois. En 1979, ça il ne peut pas l’oublier, il avait misé tous ses espoirs sur le grand Verdier, toujours à l’aise avec tout le monde mais c’était la petite Véronique qui avait posé la question, surprenant tout le monde, y compris ses camarades. Elle avait battu d’une tête, ou plutôt d’une main, ce grand dadais de Verdier qui avait été un poil plus lent que d’habitude à sortir des starting-blocks.

Cette année-là, il avait été privé de Grand menu maison avec son fameux “dessert du chef”. Une crème brûlée à l’onctuosité légendaire, réservée par le maitre des lieux aux fidèles et fins gastronomes, dont monsieur Baptiste pouvait se vanter de faire partie.

Et il en avait rêvé toute la semaine d’après de ce caramel doré au craquant si délicat et à la crème ambrée si fondante, un brin vanillée. Malgré lui, l’eau lui vient à la bouche.

Monsieur Baptiste se reprend.

La plus grande partie de la classe s’est tournée vers lui. Par jeu, comme il le fait chaque année, il s’est dirigé vers la fenêtre ouverte faisant semblant de regarder les platanes tous verts de la cour de récré.

“Ben… monsieur ?”

Le vieux maitre reconnait cette voix. C’est la voix du Quinté gagnant. Celle qui le fait spontanément saliver à nouveau sur la crème brulée de dimanche prochain. Quelque part dans son ventre, un soupir de soulagement accompagné d’un gargouillis discret, se font sentir.

“Ben monsieur… monsieur ?”

Il prend son temps pour se retourner.

“Oui, Jonathan ?”
“Ben voilà, y’a un problème dans votre tableau du verbe devoir.”
“Ah bon ?” feint monsieur Baptiste, en se rapprochant de lui.
“Ben oui, regardez.”

Jonathan est un expert du “ben” quelque chose. Il ne lui viendrait jamais à l’idée de commencer ses phrases par autre chose. Ce “ben” est sa marque de fabrique, sa signature personnelle dans cette classe de 34 élèves.

Certains se font remarquer par leurs bonnes notes, d’autres par leurs vêtements de marque, lui, il commence toutes ses phrases avec “ben”.

“Ben, vous voyez pas monsieur ?”
“Non, vraiment pas.”
“Ben m’sieur, vous êtes vraiment bigleux alors !”

La classe laisse échapper quelques éclats de rire étouffés. Voyant que monsieur Baptiste sourit aussi, tous éclatent alors d’un rire franc, exagéré, heureux qu’ils sont de pouvoir libérer un peu du stress accumulé à la maison ou dans les rues.

Jonathan, fier comme tout d’avoir sorti la meilleure blague de l’année scolaire, regarde tout autour de lui, les yeux brillants, en faisant tout plein de “ben oui…” à ses voisins.

Monsieur Baptiste attend que le calme revienne avant de s’approcher de Jonathan.

“Qu’est-ce qui te gène dans mon tableau de conjugaison ?
“Ben, y a un gros blanc au milieu…”
“Et ?”
“Ben, y devrait y avoir une conjugaison, là.”

Monsieur Baptiste se penche un peu plus en avant.

“Laquelle ?…”

Jonathan en perd ses “ben”. Ses yeux partent dans tous les sens, cherchant un chuchotement amical qui lui soufflera la réponse. Autour de lui, ses camarades s’escriment à lui souffler le temps manquant mais, bloqué par monsieur Baptiste qui s’amuse toujours, il ne peut pas entendre.

Lahcène se lève même discrètement derrière le maitre pour faire de grands gestes auxquels Jonathan ne comprend rien.

“Moi je sais, monsieur !” lance une petite voix.

Monsieur Baptiste se redresse, fait un demi-tour rapide et se retrouve nez-à-nez avec Lahcène, toujours bras en l’air. Ce dernier se rassoit précipitamment en pointant vers l’avant de la classe.

“Elle a dit qu’elle savait, m’sieur.”
“J’ai entendu.”

Le maitre lui fait les gros yeux avant de regarder dans la direction de la voix. Au premier rang, c’est Emma qui a levé la main. Jonathan lui, acquiesce.

“Ben, elle sait m’sieur.”
“Oui merci, j’avais compris,” répond encore le maitre.
“Ben… de rien.”

Monsieur Baptiste se rapproche d’Emma. Il sait bien qu’elle a la bonne réponse mais il fait durer un peu, histoire qu’elle aussi profite de sa petite minute de gloire. Cela a dû lui demander beaucoup de courage de se lancer devant tout le monde. D’ailleurs, elle est toute rouge maintenant, effrayée par sa propre audace, alors que tous les regards convergent vers elle, à mesure que le maitre se rapproche.

Il s’arrête devant elle.

“Alors Emma, quel est le temps qui manque ?”

(A suivre)

(Photo : d2digital)

Commentaires

16 commentaires pour “La conjugaison”
  1. ChrisToonet says:

    Une histoire aussi savoureuse que la crème brûlée, et rafraîchissante comme le vent dans les platanes ! Vivement la suite ! Je ne dis pas la fin, car on n’a pas envie que celà finisse ! Merci encore un fois JP !

  2. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup ChrisToonet ! Un compliment qui me va droit au coeur. 😉

  3. Christine says:

    Alros, Jean-Philippe,

    – “Quel est le temps qui manque ? ”

    Parce que moi, je peux t’en parler, du TEMPS QUI MANQUE !

    Bonne soirée, ou journée à Vous,
    car je ne sais dans quel fuseau horaire vous vous balladez…
    si vous êtes comme “notre” nomade de Mentor.

    A bientôt

  4. Jean-Philippe says:

    Merci beaucoup Christine pour ton commentaire !… et bien vu pour ta remarque sur le temps. 😉

  5. yas says:

    Eh, oh la suite!!! lol

  6. Amibe_R Nard says:

    Hum, il manquerait un temps au verbe devoir.

    En ce moment, c’est plutôt :

    Que je douche,
    Que tu douches,
    Qu’il douche,
    Qu’ils douchent, qu’ils douchent, qu’ils douchent, nos bon nuages de France !!!

    J’espère que c’est mieux ailleurs 😉

    En tout cas, l’intérêt est à son comble, quel temps peut-il bien manquer au verbe devoir ?
    l’Amibe_R Nard

  7. Jean-Philippe says:

    @yas Merci pour tes encouragements, brefs mais chaleureux !

    @Amibe_R Nard Merci pour ton commentaire ! C’est vrai que vous m’amenez des idées nouvelles auxquelles je n’avais pas pensé. 😉

  8. Florence says:

    Ben, moi, je dirais le conditionnel passé 🙂
    Mais comme tout le monde, j’attends la suite avec impatience 😉

  9. Jean-Philippe says:

    Merci Florence !… Tiens, pourquoi le conditionnel passé ? 🙂

  10. Florence says:

    Parce que ça ne sert à rien de se dire “j’aurais dû” 🙂

  11. Jean-Philippe says:

    …Florence, j’aurais dû savoir que ta maîtrise du Français était hors normes ! C’est monsieur Baptiste qui ne va pas être content. 😉

  12. Robbe says:

    Trop cool ! Je vais tâcher de suivre ton conseil à la lettre. Ce texte est très stimulant pour moi. Je vais placer chacun de mes rêve à l’impératif plutôt qu’au subjonctif ! Donc ! j’irai dans l’Orégon parce que je kle veux, voir le jardin international des roses, et les chutes de Multnomah, et bien d’autres trésor dont cet état est riche. je vais mettre du fric de côté, et j’irai dans l’Oregon. Portland entre autre.

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